Carnets du Nord #3 D’un monde à l’autre
Suite des billets précédents consacrés à mon travail sur le Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais : Carnets du Nord # 1 et Carnets du Nord # 2
L’exposition “Carnets du Nord“ est exposée au Centre historique minier de Lewarde (59) du 3 février au 26 août 2018.
18 juin 2017
Culture commune est la scène nationale du Bassin minier, basée à Loos-en-Gohelle. Elle organise pour la troisième fois consécutive La Constellation imaginaire, une manifestation où se mêlent théâtre, cirque, musique et arts de la rue en divers lieux du Bassin minier. Mais l’acmé se situe toujours le dernier dimanche de la manifestation sur le carreau du 9/11, au pied des terrils de Loos-en-Gohelle, avec la présence de nombreux artistes qui se relaient tout au long de la journée. Les compagnies ou les artistes invités sont pour la plupart installées dans le Nord-Pas-de-Calais et la dimension politique de leurs interventions est manifeste. Ayant passé la matinée à photographier une fête de village —dont j’apprends le lendemain qu’il se trouve hors des limites du bassin minier, ce qui annihile mes possibilités d’utiliser ces images dans l’expo à venir au CHM—, j’arrive un peu trop tard à Loos-en-Gohelle pour suivre tous les événements du jour ; mais à temps quand même pour prendre la dimension globale de l’événement et m’arrêter sur deux ou trois d’entre eux, dont cette action théâtrale intitulée Commune révolte, où les spectateurs sont harangués par plusieurs acteurs à la fois et amenés à “agir“ dans un décor de barrières métalliques (celles avec lesquelles on monte des barricades par exemple) situé sous la structure de l’ancien chevalet. L’une des actrices, juchée sur un tréteau, me rappelle la syndicaliste Rose Zehner, immortalisée par Willy Ronis pendant les grèves chez Citroën en 1938.
Commune révolte, Base 9/11 de Loos-en-Gohelle (62) © Thierry Girard
J’ai déjà été amené à écrire combien la ville de Loos-en-Gohelle (et son maire, Jean-François Caron, un élu vert au pays du rouge et du brun) était sur le plan culturel et social d’un activisme particulièrement bienvenu, activisme récompensé par l’un des plus faibles scores du Front national dans le Bassin minier lors des élections législatives qui ont lieu ce jour… et qui voient l’arrivée de cinq députés du FN dans le Bassin minier, dont quatre dans le seul Pas-de-Calais, dans ce que j’appelle la “zone dure“ du Bassin minier, historiquement partagée entre le Parti communiste, toujours influent, et le Parti socialiste, parti à la dérive et écrabouillé. Coup de massue, ou plutôt coup de pelle du 18 juin pour ceux qui m’entourent ce soir. Mais tout cela était bien prévisible, même si les scores du FN dans certaines communes vont bien au-delà de ce qu’on pouvait craindre. Ce qu’il serait intéressant d’analyser maintenant, c’est la sociologie de ce vote FN : Lumpenprolétariat, working class, lower middle class, middle class ? Quelles sont les catégories sociales qui ont majoritairement voté pour cette forme de révolte ? Puisque révolte il y a ! Contre ce qui est établi, contre un certain état des choses et surtout comme une sorte de rituel magique ou d’exorcisme pour éloigner les mauvais esprits, en l’occurrence les craintes du quotidien et les incertitudes de l’avenir, qu’elles soient fondées ou non. Peu importe pour ces électeurs que l’exorcisme en question amène le diable. Le Bassin minier paye douloureusement, trente après, la note de la casse sociale et industrielle, une grande partie de la population ayant le sentiment d’avoir été et d’être encore laissée pour compte, malgré les efforts et les actions réelles qui ont pu être menés ici et là. Faillite sans aucun doute d’une grande partie de l’establishment politique local, toutes étiquettes confondues.
Un dimanche en famille, Base 9/11 de Loos-en-Gohelle (62) Thierry Girard
19 juin 2017
Collégiens, Waziers (59) © Thierry Girard
Waziers, une commune au nord de Douai, historiquement importante sur le plan industriel et minier. Las ! il ne reste presque rien de ce lourd passé, très peu de vestiges, quelques traces. J’ai rendez-vous au collège Romain Rolland avec des enseignants et une classe de quatrième pour un petit happening photographique qui a été concocté en lien avec le CHM. Nous devons arpenter les rues de Waziers à la recherche de “lieux“ liés à cette mémoire industrielle, et mon intention est de faire jouer quelques petites saynètes improvisées aux élèves et de les photographier. Ils connaissent évidemment le terrain mieux que moi et ce sont eux qui me guident. Je les photographie plutôt par petits groupes, rarement individuellement, et jamais tous ensemble, sauf pour une photo “insoumise“ où je les mets en scène en état de rébellion, le poing levé, devant la grille d’un ancien site industriel sur lequel tout a été effacé. Les gamins sont plutôt gentils, et ravis de s’amuser tout un après-midi à l’extérieur du collège. Il fait très chaud, une température plus qu’estivale, et cela crée d’autant plus un air de vacances. Ce que je note d’emblée, ce sont les différences sociales, ceux qui vont pouvoir prendre des vacances ailleurs et ceux qui vont rester sur place à Waziers. Les vêtements, les physiques et surtout une attitude différente envers moi. Les plus fragiles socialement sont en fait les plus demandeurs en termes d’attention et les plus prompts à se porter candidat dès que l’on trouve une nouvelle scène, comme s’ils avaient besoin d’une reconnaissance particulière. Ce sont des minots, ils sont encore trop jeunes pour être dans la révolte, le rejet de l’autre et le déni de toute autorité ; ils croient sans doute encore en les vertus de l’école et sa faculté à offrir une alternative à leur monde. Ils sont trois notamment, deux garçons et une fille, à se presser régulièrement près de moi pour me montrer telle ou telle chose en chemin. Ils font un peu plus jeunes que les autres (certains élèves sont de fait complètement rentrés dans l’adolescence et se contrefoutent nettement plus de ce qu’on est en train de faire), même si la fille, un peu boulotte, a un corps déjà formé sous un visage d’enfant. Elle s’exprime parfois étrangement, comme si elle s’appliquait et cherchait ses mots, non pas tant par difficulté que par souci de dire les choses bien. Elle tient à m’expliquer tous les endroits par lesquels on passe, comme si ce territoire n’avait pas de secrets pour elle, alors qu’elle n’est qu’une enfant. À un moment, sur le chemin du retour, elle me dit : « J’habite pas loin ». Je lui demande : « Et tes parents, ils font quoi ?». « Ils travaillent pas ». Elle ne me dit pas, ils sont au chômage, ce qui signifierait qu’ils sont en recherche ou en attente d’emploi, juste « Ils travaillent pas », ça veut tout dire, ça peut aussi bien signifier une perte de travail temporaire qu’une forme de désocialisation. Je redemande : « Ni l’un, ni l’autre ? ». « Non, aucun des deux !». Je n’insiste pas, je n’ose pas lui demander comment, pourquoi etc. De retour au collège, je pose la question à l’une des enseignantes : « Quid de cette petite fille ? ». J’apprends alors qu’elle est passionnée de cheval, que son rêve serait de travailler dans l’équitation, mais qu’elle n’a pas les moyens de s’abonner au centre équestre. Alors, elle va ramasser le crottin et en échange elle a le droit de monter…
Collégiens, Waziers (59) © Thierry Girard
Collégiens, Waziers (59) © Thierry Girard
Collégiennes, Waziers (59) © Thierry Girard
20 juin 2017
Marles-les-Mines (62), novembre 1982 © Thierry Girard
Auchel (62), mai 1980 © Thierry Girard
Auchel (62), novembre 1982 © Thierry Girard
J’ai encore peu photographié l’ouest du bassin minier. Je m’aventure vers Marles-les-Mines puis Auchel dont le nom m’évoque quelques photos anciennes, prises au début des années 80. La Cité 3, au pied d’un terril un peu aplati, est en pleine rénovation. À vrai dire, certaines rangées de maisons ont été complètement rasées (le terrain en porte encore les cicatrices), d’autres sont fermées et barricadées, une bonne partie est toujours dans son jus et celles qui semblent réhabilitées le sont a minima en comparaison d’autres cités que j’ai pu voir ces dernières semaines. Petites maisons, petits jardins, tout est modeste. Je commence par croiser un groupe de jeunes, filles et garçons, la vingtaine, certains de retour du boulot. Ils se sont installés à l’ombre d’une maison barricadée, mais amplement taguée, et dont l’une des tôles, censée interdire l’accès à l’intérieur, est suffisamment tordue pour qu’on devine qu’il s’y passe des choses parfois. La chaleur est caniculaire, ils ont sorti des packs de bière de leurs voitures. Je sors, moi, mon meilleur sourire, mais je les sens un peu méfiants et le refus de l’un à se laisser photographier entraine de facto le refus des autres. Un peu plus loin, j’avise un homme, torse nu, en train de prendre le soleil debout sur le trottoir devant chez lui. Son petit chien, qu’il tient dans ses bras, me sert d’introduction. L’homme est affable, d’un âge incertain comme ces gens que le travail (ou l’absence de travail) vieillit prématurément. De l’obscurité épaisse de la maison sort un homme plus jeune, également torse nu. C’est son beau-fils, il vient de se faire larguer par sa femme et de perdre son boulot. Tout va bien. Il m’assure qu’il va retrouver bientôt du travail. En attendant, il est revenu chez sa mère et boit des bières avec son beau-père (je vois quelques cadavres sur la table à l’entrée de la pièce étroite).
Jean-Marc R. et Gilbert B., Auchel (62) © Thierry Girard
Cité 3, Auchel (62) © Thierry Girard
Je fais le tour de la cité. En passant par l’arrière des maisons, on voit ce qu’il se passe dans les cours et les jardins. Dans la cour totalement bétonnée d’une maison dont le toit semble prêt de s’écrouler, on a planté une piscine démontable. Un gros garçon avec une sucette dans la bouche et une frêle adolescente s’y baignent. Je demande à leur mère si je peux les photographier : « Oui, mais pas moi, me dit-elle ! ».
De l’autre côté du terril, le ville se présente sous un autre visage, un mélange d’habitat ancien dégradé, avec de très nombreuses boutiques fermées ; mais aussi, aux marges, un habitat plus récent, plus middle-class. En passant devant l’une de ces maisons récentes, je vois émerger, par-dessus le rosier, la tête d’une grande bouée flamand rose qui oscille doucement sur une vraie piscine.
Auchel (62) © Thierry Girard
Auchel (62) © Thierry Girard
21 juin 2017
Portrait de Sabrina M. avec deux de ses sept enfants, âgés de deux mois à dix-huit ans, Denain (59) © Thierry Girard
À Denain, comme la veille à Auchel, la vie des corons semble s’être assoupie à cause de la chaleur. Personne ne traine dans les rues, ni dans les cours. Il y a ceux qui restent enfermés chez eux, à l’ombre des maisons, et ceux qui ont pris le parti d’aller se rafraichir ailleurs, comme au bord de l’étang du terril de Rieulay où il y a foule en ce mercredi. Certes, les enfants et les ados ne sont pas à l’école, mais il y a beaucoup d’adultes également, ce qui m’étonne un peu. Le long de la plage sableuse, on se presse dans l’eau comme l’été à Palavas ; tandis qu’un peu plus loin, là où il n’y a plus de sable, un groupe d’amis s’est réuni. Tout le monde est dans l’eau. Les femmes jouent avec un gros chien qui semble plutôt heureux de l’aubaine. Un peu plus loin encore, une avancée en planches sert de plongeoir et semble particulièrement prisée des plus jeunes, entre ceux qui s’amusent à faire des “bombes“ et les amoureux qui se bécotent dans l’eau. Il y a là de l’excitation, comme autour d’une piscine municipale, et même les gens du voyage sont de sortie, regroupés sous l’ombre épaisse de quelques arbres. Régulièrement, un adulte se détache du groupe pour accompagner ou aller jeter un œil sur la jeune progéniture qui s’ébat juste au bord de l’eau, sans trop s’éloigner de la rive, car elle ne semble guère savoir nager. Encore plus loin, sur des petits rochers protégés par de hautes graminées, des ados nichent, par petits couples, comme des canards. Je me souviens d’enfants et d’adolescents photographiés dans les corons au début des années 80, il n’y avait guère de lieux de loisirs en-dehors de l’arrière-cour des maisons ou de la rue. La vie restait très confinée dans l’enceinte de la cité.
Base de loisirs des Argales, Rieulay (59) © Thierry Girard
Base de loisirs des Argales, Rieulay (59) © Thierry Girard
Base de loisirs des Argales, Rieulay (59) © Thierry Girard
Leforest (59), septembre 1980 © Thierry Girard
22 juin 2017
Nœux-les-Mines (62), novembre 1982 © Thierry Girard
Le terril de la fosse 3, utilisé aujourd’hui comme piste de ski, Nœux-les-Mines (62), novembre 1982 © Thierry Girard
Passé à nouveau côté Ouest. Passé d’une base de loisirs à l’autre, de celle des Argales à celle de Loisinord qui regroupe à Nœux-les-Mines un terril transformé en station de ski (fermée pour travaux) et une zone de baignade artificielle. Alentour, se sont greffées quelques activités annexes, tel ce centre European fitness qui semble en bien mauvaise santé… ou ce club de quad et de moto pour apprendre la conduite sur terril ! Le tout relié par une zone commerciale dont un hyper Leclerc occupe le vaste centre. Nous sommes bien là dans ce monde nouveau, dans ce monde d’après, où loisir et consommation sont les deux mamelles d’une société toute entière dédiée au consumérisme. Pour consommer, il faut de l’argent, il y en a quand même. Pour avoir de l’argent, il faut du travail, il y en a quand même ; mais il ne se voit plus, il n’est plus au centre du paysage, il est relégué (pour ce qui est du travail industriel) dans des usines parallélépipèdes d’où rien ne saille, si ce n’est le nom de l’entreprise. Sinon, ce sont des emplois de service : les employés de Leclerc sont payés pour se nourrir, s’habiller, se distraire chez Leclerc, où il y a même une agence de voyage… Comme si le salaire était simplement de l’argent prêté, en attendant son retour dans les caisses. Au fond, du temps des Charbonnages, c’était presque la même chose… Sauf qu’il y avait l’église en plus, et l’école. Et le dispensaire. Mais le supplément d’âme, le supplément de savoir et les bobos à réparer, c’est désormais à la collectivité de s’en occuper seule et de payer.
Loisinord, Nœux-les-Mines (62) © Thierry Girard
Portrait de Samuel, Elise et Owen G., Loisinord, Nœux-les-Mines (62) © Thierry Girard
Autour de l’espace de baignade, bien que nous soyons jeudi, il y a un peu de monde, et surtout des adultes ! Des groupes de jeunes “en congés“, des amis qui vadrouillent, des familles rassemblées, toutes générations confondues. Le temps du travail est aujourd’hui émietté. Où que l’on aille, à quelque moment de la semaine que ce soit, une partie d’entre nous est en congé ou en repos, ce n’est pas un jugement, juste un constat. Mais ce temps disponible, qui est quelque part une avancée sociale, nous savons bien qu’il peut être accaparé et rempli par toutes sortes de marchands et d’artificiers du rêve. Rappelons-nous les propos de Patrick Le Lay en 2004, alors PDG de TF1 : « Ce que nous vendons à Coca Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ».
Nous avons bien constaté que la plupart des loisirs traditionnels, telle la colombophilie qui requérait une “science“, un savoir-faire particuliers, sont en train de s’étioler doucement. Avec du temps, de la patience et l’art de faire quelques savants croisements, on pouvait se constituer une belle volière sans dépenser trop d’argent. Aujourd’hui, beaucoup de loisirs tournent dans la grande machine à laver du blanchiment de l’argent. Mais tout n’est pas mort, loin de là, les bonheurs simples de la vie résistent. Ainsi, face à l’ancien terril 3 de Nœux-les-Mines, tandis que certains vont se mouiller dans l’eau irréelle et turquoise de ce faux lagon, les autres se prélassent dans l’herbe, parlent haut et fort, rient de bon cœur, piquent-niquent, jouent au ballon, fricotent un peu… En allant d’un groupe à l’autre, je pense aux photographies de Cartier-Bresson sur les bords de Marne. Mais, en 36, c’était uniquement le dimanche, les gens étaient habillés et seuls les enfants trouvaient quelque charme à se baigner dans une eau, alors pas très claire.
Loisinord, Nœux-les-Mines (62) © Thierry Girard
23 juin 2017
Hénin-Beaumont (62), novembre 1982 © Thierry Girard
Drocourt (62) © Thierry Girard
Hénin-Beaumont (62) © Thierry Girard
À Hénin-Beaumont, le long du terril de Drocourt, subsistent quelques corons parmi les plus modestes qui soient. Une allée en impasse est complètement inhabitée, toutes les masures sont barricadées. Mais dans l’allée parallèle résistent encore deux personnes. Un jeune homme d’origine maghrébine qui a transformé la pièce principale en une pièce toute blanche, lumineuse, simplement décorée de quelques sourates du Coran accrochées aux murs. On se croirait dans une mosquée. L’homme est très aimable et souriant. Il se présente comme un musulman modéré qui accorde de l’importance à la religion. Soit. Il refuse cependant, toujours avec le sourire, que je le photographie chez lui. Dommage…
La vieille dame qui habite la maison suivante et qui semble avoir vécue toute sa vie dans ce modeste coron, est en train de faire le tri dans la soupente qui lui sert de dépotoir, aidée par deux voisins qui me parlent de cette solidarité sans laquelle le lien social n’est plus qu’un vain mot. Mais tout ceci est vraisemblablement promis à une destruction inéluctable. J’espère au moins que les pelleteuses attendront que la vieille dame meure tranquillement chez elle…
Hénin-Beaumont (62) © Thierry Girard
Madame A. et ses voisins, Hénin-Beaumont (62) © Thierry Girard
Un peu plus loin, à la limite d’Hénin-Beaumont et de Drocourt, le grand terril plat qui fut autrefois, au temps des cokeries, un massif impressionnant, sert désormais de terrain d’aventure aux amateurs de moto-cross. C’est bien sûr interdit, pour des raisons à la fois de sécurité (les sols ne sont pas tous stabilisés, il peut il y avoir des éboulements) et pour des raisons de protection de cet espace qui a été longtemps exploité et qui est aujourd’hui en attente d’un futur incertain. À voir, les traces et les tranchées créés par le passage des motos, on devine bien que, malgré une descente de police de temps en temps, nos motards n’en ont cure. En cette fin de journée, il n’y a cependant qu’une poignée d’ados qui s’amusent dans ce paysage où l’on pourrait tourner des films lunaires et fantastiques. Parfois le vent soulève de grands nuages de poussière, il manque juste les tumbleweeds des déserts américains pour s’imaginer beaucoup plus loin. Un gitan qui ressemble aux chemineaux de jadis me demande s’il peut traverser le terril pour atteindre directement le quartier des gens du voyage qui se trouve derrière. Un nuage de poussière se lève à nouveau. Je pense à Harry Dean Stanton dans Paris, Texas. Sur un plateau, se dresse un étrange monolithe : là, on ne peut pas ne pas penser à l’ouverture de 2001, l’Odyssée de l’espace. Nous parle t-il d’une intelligence ancienne et morte, ou nous annonce t-il quelque regain ?
Sur le terril 101 de l’ancien lavoir de la cokerie de Drocourt (62) © Thierry Girard
Sur le terril 101 de l’ancien lavoir de la cokerie de Drocourt (62) © Thierry Girard
Sur le terril 101 de l’ancien lavoir de la cokerie de Drocourt (62) © Thierry Girard
Sur le terril 101 de l’ancien lavoir de la cokerie de Drocourt (62), avril 1983 © Thierry Girard
24 juin 2017
Harnes / Noyelles-sous-Lens (62) © Thierry Girard
Le long du canal de Lens, entre Harnes et Noyelles-sous-Lens, une autre zone de loisirs s’est installée autour d’un lac artificiel, constitué suite à un affaissement sur l’un des sites de l’ancienne compagnie des mines de Courrières. Plus exactement, au pied du terril de l’ancien lavoir de Fouquières. Contrairement au lac des Argales, la baignade y est strictement interdite, et à vrai dire les abords du site ne sont guère bucoliques et peu engageants pour pratiquer la trempette, d’autant plus que plusieurs arbres noyés pointent hors de l’eau leurs branches glabres qui ne servent de perchoir qu’aux cormorans et aux corbeaux. Sur une presqu’île, un modeste bâtiment abrite une association de pêcheurs-boulistes-barbecueistes, majoritairement mâles et âgés. La journée est consacrée à un concours de boules et je préfère aller voir, vers la pointe, d’autres gens qui sont en train de pêcher, un groupe d’amis et de parents qui viennent Loison-sous-Lens, une commune voisine. Les hommes traquent la carpe, non pas pour en faire leur mets du soir, mais dans l’espoir d’accrocher au bout de leur ligne la plus grosse et la plus longue. Les femmes patientent à l’écart (on ne peut pas papoter près des pêcheurs sourcilleux) en essayant de se réchauffer les unes contre les autres, car la canicule est passée et le vent a fraîchi. Les enfants s’occupent comme ils peuvent. Nous sommes là dans une situation plus traditionnelle, héritée d’un loisir sans âge, la pêche, même si celle-ci ne sert plus à nourrir comme autrefois, mais uniquement à se mesurer entre amis.
Portrait de Rox et de son maître, Mathieu S., originaire de Loison-sous-Lens (62) © Thierry Girard
Au bord du lac, Harnes (62) © Thierry Girard
Je termine la journée sur la zone commerciale de Liévin qui est un endroit plus difficile qu’il n’y paraît à photographier. Non pas tant par la multiplicité des signes que par la gestion de la présence automobile, qu’elle soit statique ou mobile, et par le flux des passants. Collé contre les voitures garées sur le parking, je me fais rapidement repérer par le personnel de sécurité qui me demande de plier bagage, sous prétexte que je suis sur un parking privé. Pas sûr d’avoir trouvé tout à fait la martingale et le bon point de vue, mais c’est le genre d’endroit où il faut revenir régulièrement.
Zone commerciale de Liévin et chevalets (62) © Thierry Girard
Zone commerciale de Liévin et chevalets (62) © Thierry Girard
25 juin 2017
Aniche (59) ©Thierry Girard
Je passe la journée à Aniche dans le Nord. C’est jour de carnaval avec la sortie du géant Kopierre. Aniche est une petite ville de 10 000 habitants qui a vécu longtemps de l’exploitation du charbon et de l’industrie verrière. Etant arrivé tôt dans la matinée, j’essaye de faire le tour des vestiges miniers, mais il ne reste pas grand chose de saillant des quatorze puits de mine qui y furent creusés. Bien avant le début de l’industrie minière, Napoléon Bonaparte, alors jeune officier en cantonnement à Douai, entretint une courte liaison avec une demoiselle d’Aniche. Dans un courrier d’adieu, Bonaparte écrit : « Dans votre ville d’Aniche ne sortent que des riens. Le temps, seul, pourra faire naître chez vous des géants. Si ces gens cessent de boire ».
Aniche (59) ©Thierry Girard
Je ne sais si le géant Kopierre et les autres qui l’accompagnent sont une réponse à Bonaparte, et si ce mot lapidaire a pesé sur le destin de la ville, mais je sens une sévérité dans ce paysage qui fut très industrieux. Impression accentuée par le côté ville-morte en ce dimanche matin. Carnaval oblige ! Les voitures ont été chassées du centre ville, les boutiques —dont beaucoup semblent d’un autre âge— sont fermées, les rues sont quiètes. Il faut attendre en fait le début de l’après-midi pour qu’elles commencent à s’animer, entre le flot de badauds qui grossit peu à peu et les différents groupes qui s’apprêtent à défiler. Pas de déguisements carnavalesques, mais comme à Douchy-les-Mines le mois dernier, différentes fanfares et groupes “folkloriques“ venus du Nord, de Belgique et des Pays-Bas, auxquels s’ajoutent des géants créés par des associations locales, tel Wladeck, le mineur polonais, ou Fideline, l’ouvrière de la verrerie. Au point de rassemblement, je salue le géant Kopierre au pied duquel s’affaire le maire, accompagné d’une bonne partie des édiles, ainsi que de Miss Ostrevent 2016 qui a droit à une place d’honneur à l’arrière d’une grosse américaine décapotable (carrosserie bronze doré et sièges de cuir blanc) . Tout ce petit monde se met en branle plutôt dans la bonne humeur. Il y a du monde à défiler, il y a du monde sur les trottoirs et le parcours est long. Fanfares et jolis minois, le peuple est content, les enfants s’arrosent de confettis, on me sollicite même pour être photographié! Autant je me sentais mal à l’aise lors du carnaval de Douchy-les-Mines, autant je m’amuse aujourd’hui de bon cœur à photographier les spectateurs, souvent groupés, en famille, entre amis, qui sur le seuil de leur maison, qui en quelques points névralgiques, là où notamment coule la bière. Au milieu du parcours, le maire, chemise blanche ouverte et chapeau d’été sur le chef, entouré de ses adjoints, de Miss Ostrevent et d’une nouvelle miss, Miss Kopierre 2017 (tout à fait jouvencelle, alors que la première est très “femme“), le maire donc inaugure une nouvelle station de tramway en coupant un beau ruban tricolore. Clap de fin pour les édiles qui s’égayent après ! On distrait le peuple et on fait un peu de politique en même temps, en profitant de la fête pour rappeler que cette nouvelle voie permet de joindre deux parties de la ville qui étaient séparées depuis des lustres… Bon, je me moque un peu, mais avec tendresse. En fait, ces moments de fête collective, où la rue rassemble une population qui s’est fortement clivée lors des dernières élections, ne sont certes pas à négliger, ni à mépriser. Et puis, ces carnavals et autres manifestations qui rattachent culturellement l’Artois et le Nord (Flandre flamingante et Flandre wallonne réunies) aux anciennes Dix-Sept Provinces de l’époque de Charles-Quint, font partie de l’identité profonde de ce pays. À cette identité historique s’est rajoutée la culture spécifique qui s’est construite autour de l’exploitation minière, et c’est ce qui permet encore à ce territoire de se distinguer et de résister au polissage généralisé d’une société du spectacle mondialisée.
Jour de carnaval, Aniche (59) ©Thierry Girard
Jour de carnaval, Aniche (59) ©Thierry Girard
Le maire, les Miss et le géant Kopierre, Aniche (59) ©Thierry Girard
Jour de carnaval, Aniche (59) ©Thierry Girard
Jour de carnaval, Aniche (59) ©Thierry Girard
Jour de carnaval, Aniche (59) ©Thierry Girard
Jour de carnaval, Aniche (59) ©Thierry Girard
Jour de carnaval, Aniche (59) ©Thierry Girard
©Thierry Girard 2018 pour les textes et les photographies
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- 22 mai 2018 / 2:56
- Catégorie:
- Daybook, Déjà, Early works, Nord-Pas de Calais / Hauts-de-France, Photographie
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