Paysage Temps
C’est le titre du livre qui vient d’être publié aux éditions Loco et qui fait la synthèse de 20 ans d’observation photographique de l’évolution du paysage dans les Vosges du Nord —à savoir une portion de territoire sise à la fois sur le Bas-Rhin et la Moselle, et contiguë à l’Allemagne. Un territoire essentiellement rural et forestier avec une tradition très ancienne d’industrie du verre et du cristal liée à la richesse des ressources en bois et en eau, mais qui a aujourd’hui une forte tendance à la rurbanisation du fait de la proximité de plusieurs bassins d’emploi (Sarreguemines en Moselle, Haguenau en Alsace et l’Allemagne toute proche). Le territoire que j’étudie depuis maintenant plus de vingt ans (l’OPP a débuté en février 1997) comprend 109 communes et correspond aux limites du Parc naturel régional des Vosges du Nord qui est de fait l’opérateur de l’OPP avec le soutien financier de la Dreal (direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement).

Nous devons le beau titre Paysage Temps à Danièle Méaux qui apporte également sa contribution intellectuelle à l’ouvrage, ainsi que Raphaële Bertho et le sociologue André Micoud. La première partie du livre est une invitation au voyage à travers ce territoire avec un portfolio de photographies prises pour la plupart depuis 2009, année de reprise de l’OPP après une courte interruption de trois ans. Au-delà de leur justesse documentaire, les photographies ont été choisies pour leur valeur esthétique, l’ensemble faisant œuvre au même titre que nombre de mes projets personnels —c’est d’ailleurs le sens du texte de Raphaële Bertho, joliment intitulé “Entre l’attestation du paraître et la possibilité de l’être”.
En 2009, la reprise de l’observatoire s’est faite sur un mode étendu, à savoir le souhait partagé entre le photographe et l’opérateur d’augmenter régulièrement le nombre de points de vue et d’affiner les problématiques paysagères concernées. L’OPP des Vosges du Nord, qui fait partie des 19 observatoires de l’OPNP (Observatoire photographique national du paysage), est le seul de ce type à avoir plus que doublé son corpus originel d’images, passant de 100 à 220 points de vue référencés.
La seconde partie du livre, à laquelle a contribué également un collectif de chargés de mission du PNR (Romy Baghdadi et Pascal Demoulin), a tenté, plutôt que de refaire l’historique de l’observatoire, d’analyser de manière précise les enjeux actuels et la façon dont l’observatoire peut générer une réflexion commune et peser sur les choix et les décisions prises notamment par les élus, tout en se projetant vers l’avenir, vers un monde idéal où l’intelligence partagée et le sens des responsabilités permettraient de penser sereinement l’évolution de nos paysages, qu’ils soient habités ou naturels.
Comme le fait par ailleurs remarquer Yannick Le Marec dans le billet de blog qu’il a consacré à Paysage Temps, « Le sous-titre du livre de Thierry Girard, édité par LOCO, « 20 ans d’observation d’une ruralité française », pourrait valoir à l’ouvrage de figurer dans la bibliographie du Grand débat national, certainement au même titre que nombre de livres de photographes attentifs aux évolutions des paysages ruraux et de la vie des gens ». Et de fait, cette évolution de la ruralité des Vosges du Nord est emblématique d’une évolution plus large qui est celle d’une ruralité française où se concentrent aujourd’hui une grande partie des questions sociétales mises à vif ces derniers mois et concernant tout autant les fractures sociales et territoriales que la place, le rôle et le mode de développement d’une agriculture à tout le moins raisonnée ou la préservation des espaces naturels et de bio-diversité. Sans que les choses soient directement pointées, mes photographies d’observatoire dessinent l’image globale d’un territoire traversé par toutes ces problématiques.
Il se passe toujours quelque chose
La parution du livre ne signifie pas pour autant la fin de l’observatoire, j’ose croire même, au contraire, au renforcement de notre exigence à tous pour le rendre encore plus “intelligent“. Les photographies les plus récentes parues dans le livre sont issues de la mission de l’hiver 2018. Depuis, il s’est passé l’automne et la seconde mission de 2018. Et pour bien montrer comment l’observatoire ne cesse de nous surprendre, alors qu’on a toujours le sentiment que “la campagne“ est statique, comparée à l’évolution permanente des paysages urbains, voici le dernier état, petites et grandes modifications, de quelques points de vue emblématiques.


Le PNR a déterminé récemment sept « sanctuaires de nature“ dont il entend suivre l’évolution dans ses aspects multiples, notamment par rapport aux questions de bio-diversité. L’OPP a d’ors et déjà intégré trois d’entre eux. La forêt du Hasselbach (Wissembourg) est en fait un taillis récent (il n’existe pas sur une photographie aérienne de 1965), tout en longueur, qui s’est constitué de manière sauvage sur la friche d’un ancien vignoble et d’une culture de garance. Les arbres et les plantes qui s’entremêlent sont d’origine très diverses, parfois très exogènes. L’espace est préservé de toute intervention humaine.


Autre sanctuaire de nature, la forêt des Blancs Bouleaux, à la sortie nord de la ville de Bitche. Sur une carte topographique de 1950, le sanctuaire n’existe pas et la zone boisée actuelle est une terre agricole comme celle que l’on voit apparaître sur la droite de l’image à travers les bouleaux. L’arrêt de la fauche date de 1985, la bétulaie a donc une trentaine d’année. Là aussi, le développement naturel se fait sans intervention humaine.


Le long de la Zinsel, en contrebas de la route, s’étend une longue prairie humide qu’une poignée de rustiques Highland cattle entretient à l’année. Le vieillissement, un coup de vent, peuvent avoir raison de certains arbres.



Ce point de vue se situe dans la Réserve nationale de chasse et de faune sauvage de la forêt domaniale de La Petite Pierre. C’est un site d’étude de la faune sauvage, et notamment des cervidés, qui est interdit aux promeneurs. Entre les deux photographies, une coupe de l’ONF, ainsi que vraisemblablement un coup de vent (cf. les galettes sur la troisième photographie prise avec un recul de 20 m par rapport au point de vue originel) ont crée une ouverture avec une sensation de champ de bataille qui n’était pas prévue lors de la prise de vue initiale.


A la sortie nord de la ville, le petit Intermarché n’a pas trouvé la bonne économie. Pour des raisons étranges, le calvaire (qui était plutôt entretenu de temps de la splendeur commerciale) a été déplacé et le jardinier municipal semble l’avoir oublié.


Ce point de vue ancien, initié en 1998, avait été “oublié“ des reconductions. A l’origine, il y avait une sorte de petite halle sur la gauche, à la place du parking ouvert. Le village est un peu isolé, au cœur de la forêt, mais tout proche de la cristallerie de Saint-Louis-lès-Bitche. Il s’est lui-même construit autour d’une verrerie qui est devenue aujourd’hui le CIAV (centre international d’art verrier) et dont la grande halle (au premier plan) sert désormais de salle de concert. La rénovation de cette grande halle est entreprise dans le cadre d’un projet culturel plus ambitieux.


On peut s’intéresser à un modeste paysage vernaculaire pour des raisons triviales (la similarité de couleur entre une façade et une voiture), mais aussi pour des raisons plus patrimoniales, à savoir la présence dun bâtiment ancien caractéristique de l’architecture de cette partie de la Moselle avec ces granges ouvertes en hauteur où l’on stockait autrefois le foin en le montant par des palans. Et puis s’apercevoir, cinq ans plus tard, que ce modeste patrimoine n’a pas résisté à l’air du temps et s’est transformé en garage. A noter, comme en Alsace, cet entretien très régulier des façades que l’on repeint très régulièrement, en changeant parfois de couleur. Une question devenue vive au point de faire l’objet d’une charte spécifique de couleurs dans les recommandations du PNR.


Ce gros bourg du piémont alsacien qui dispose d’un très beau patrimoine bâti, notamment religieux, est touché comme beaucoup d’autres par la disparition des commerces et des services. Le boucher est fermé depuis longtemps et n’expose plus que son amour des Etats-Unis et des Harley-Davidson. Le restaurant-hôtel “Aux chasseurs » (au fond de l’image) est également fermé, Mais d’une année sur l’autre, le propriétaire a nettoyé la façade de l’épaisse végétation qui l’encombrait. Signe d’un renouveau, d’une vente prochaine ? Pas facile… C’est ce que me confirme le propriétaire du “ Dîme ‘Stub », arrivé de Bretagne il y a 30 ans et qui, au moment de prendre sa retraite, ne trouve pas de repreneur pour son restaurant. Sur la gauche de l’image, la maison qui a brûlé il y a quelques années a enfin été détruite, mais que va t-il advenir du vide créé lorsque personne ne veut plus vraiment s’installer et reconstruire dans ces centre-bourgs ? Au-delà du pittoresque de ces villages du piémont alsacien, c’est à ce genre de détail que l’on peut prendre la mesure de certaines fractures sociales et territoriales, y compris dans des régions supposées riches et sans problème.
[ Toutes les photographies ont été réalisées avec une chambre grand format 4×5 et des films argentiques ]
Rappel de mes billets de blog précédents sur l’OPP des Vosges du Nord :
En observant, en écoutant (mai 2014)
De l’observatoire du paysage #2 (mars 2012)
De l’observatoire du paysage (mars 2009)

152 pages, environ 120 reproductions en couleur et en n&b,
Graphisme : L’Atelier d’édition
ISBN 978-2-919507-83-2
Coédité avec le Parc naturel régional des Vosges du Nord
© Thierry Girard 2019 pour les textes et les illustrations
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- Publié:
- 19 février 2019 / 4:26
- Catégorie:
- Livres de photographie, Observatoires du paysage, Photographie
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