Iași, dérives urbaines.

Une grande partie de mon travail photographique s’établit autour de la notion de parcours, qu’il s’agisse de traverser des pays d’un bord à l’autre (Etats-Unis, France), de longer des frontières ou des fleuves (le Danube, le Rhin) ; de suivre des itinéraires de peintre (au Japon) ou d’écrivains (en Chine, en Inde, en France, en Autriche, autour de la Méditerranée…). 

Dans certains projets récents, j’ai exploré des territoires plus urbains, en Chine et au Japon notamment (Shanghai, Tokyo, Fukuoka), en mettant en place un protocole d’exploration à partir des réseaux ferroviaires ou métropolitains utilisés comme fils d’Ariane pour traverser la ville ou accéder à ses limites. 

Cela peut générer, comme à Shanghai, une errance improvisée qui s’apparente au concept de dérive urbaine, concept que j’emprunte à Guy Debord et aux Situationnistes qui prônaient une forme d’interrogation et de ré-appropriation de l’espace urbain par le biais de la dérive, marche attentive et ludique, de quelques heures ou de plusieurs jours, permettant à chacun de mieux comprendre l’organisation de l’espace et la manière dont il est habité. 

Ce concept, j’ai souhaité le reprendre pour le projet sur la ville de Iași, une ville de presque 300 000 habitants au nord-est de la Roumanie, située à quelques kilomètres de la frontière avec la république de Moldavie. Iași a perdu, depuis la fin du régime communiste, l’essentiel de son tissu industriel, mais bénéficie toujours d’une université ancienne et réputée sur laquelle elle s’appuie pour envisager son avenir. 

J’ai commencé par étudier sur une carte l’étendue et la forme générale de la ville, et j’ai découvert qu’elle était traversée par plusieurs lignes de tramway qui vont d’une extrémité à l’autre. Je suis allé sur Google Street view pour repérer les parcours de certaines de ces lignes, et notamment celles qui partent du quartier de Dacia et de celui de Dancu. En capturant quelques images, j’ai été immédiatement convaincu de l’intérêt de ce projet. Ainsi, la ligne 11 longe de grandes avenues entourées de “blocs“ hérités de la période communiste, avec une forte présence humaine tout du long du trajet ; la ligne 3 traverse un paysage plus divers, avec au début des blocs jouxtant la campagne, puis un espace ouvert où alternent des petites entreprises avec de l’habitat presque villageois, avant que la “vraie“ ville ne prenne forme. Il en est de même pour les autres lignes, chacune ayant sa singularité. 

Le terminus de la ligne 3 à Dancu

Mon projet photographique s’est donc défini sur le principe suivant : arpenter, explorer la ville de Iași en prenant comme fil conducteur les différentes lignes de tramway. A savoir, aller jusqu’à chaque extrémité de la ville en photographiant les usagers du tramway ; puis, partir d’un terminus pour rejoindre l’autre en marchant lentement, en prenant le temps de photographier l’espace urbain, l’architecture, mais aussi de rencontrer et photographier les gens, les passants. Ce projet mêle donc du paysage urbain, de la street photography et du portrait posé in situ

Dans les images de street photography, je me suis attaché à des choses simples, l’attitude ou la déambulation particulière d’un personnage, un geste, un regard, un détail perdu dans la chorégraphie générale. Il y a souvent plusieurs petits faits dans la même image, comme des bribes d’histoires de presque rien qui se juxtaposent et s’additionnent. Aucun événement majeur, juste le flux du quotidien.

Les portraits sont ceux de gens ordinaires, des jeunes, des moins jeunes, des gens qui marchent dans la rue, attendent leur bus, sortent de leur cours, vont faire leurs courses, ramènent les enfants de l’école, font une pause cigarette ou simplement baguenaudent. Beaucoup d’entre eux portent un bouquet à la main, non pas pour fêter un événement particulier, mais parce qu’il est tout simplement naturel de rentrer chez soi avec une petit bouquet acheté pour une poignée de lei à l’un des nombreux marchands, le plus souvent d’origine Rom, qui les proposent aux passants. Un peuple qui aime ainsi les fleurs ne peut pas être mauvais, et cela s’est confirmé par la facilité avec laquelle j’ai pu solliciter les uns et les autres. A la fin de mon séjour de 2018, je me souviens avoir compté douze acceptations pour un seul refus dans les trois derniers jours. Faut-il parler d’innocence, ou plutôt d’une absence salutaire de paranoïa ? En tout cas, quand on pense aux difficultés qu’il y a aujourd’hui à photographier directement les gens dans certaines villes et dans certains pays, on a l’impression de revenir trois ou quatre décennies en arrière lorsque personne ne se souciait vraiment de “ l’image de soi“ ou de l’usage qu’on pouvait en faire. Les seuls vraiment soucieux de leur image étant les membres de la communauté Rom, très présente à Iași (elle représente environ 10% de la population), mais aussi plus rétive et méfiante à l’égard des gens extérieurs. Les quelques portraits que j’ai réussis à faire ont toujours demandé plus de négociation et j’ai essuyé beaucoup plus de refus. J’ai pu mesurer chaque jour, dans la rue ou dans le tramway, le racisme et le mépris des Roumains ordinaires envers les Roms, sachant que ceux-ci ont également leur part de responsabilité dans le climat de défiance réciproque entre les deux communautés. Plus on va vers les marges de la ville, plus les Roms sont présents. On m’avait mis en garde au début de mon séjour contre la dangerosité de certains quartiers périphériques… A moins de se promener seul, tard le soir, dans une rue sombre en exhibant son matériel photographique, il m’a semblé qu’il n’y avait aucun risque ! J’évoquais l’absence de paranoïa concernant le fait d’être photographié (y compris lorsque je m’installe de manière évidente, avec l’appareil sur le trépied, au milieu d’un trottoir ou au bord d’un passage piéton), on retrouve cependant cette aimable tendance à avoir peur de l’autre lorsqu’il s’agit de nommer les supposés voleurs de poules…

Ayant travaillé au moyen format numérique et non pas à la chambre photographique, j’ai privilégié pour les paysages urbains une réflexion sur l’espace et son occupation, plutôt que sur l’architecture elle-même. Il y aurait cependant un travail spécifique à faire sur l’architecture des “blocs“ hérités de la période communiste.

Le billet se termine par une série sur les passagers du tramway, le genre de série sur laquelle on pourrait travailler ad infinitum, avec d’autant plus de plaisir que le matériel roulant, un tantinet obsolète et racheté le plus souvent à bas prix à des villes allemandes ou autrichiennes qui s’équipent de tramways modernes, confère à chaque voyage un certain charme désuet.

Ce projet s’est inscrit dans la Saison franco-roumaine 2018-2019 et a bénéficié du soutien de l’Institut français (Paris et Iași), ainsi que de la ville de Iași qui m’a généreusement logé et qui a financé une partie de l’exposition. L’exposition a été présentée en juin 2019 dans la belle galerie de l’université des Arts George Enescu. Elle devait être également présentée en France, à Poitiers (ville jumelée avec Iași), mais la médiocrité de certains élus, alliée au mépris de certains responsables administratifs envers les artistes, a entraîné l’annulation au dernier moment de l’exposition alors qu’elle avait été initialement programmée… au motif sous-jacent qu’il ne fallait pas, par le biais de cette exposition, prendre le risque de réactiver un jumelage endormi que la ville de Poitiers ne souhaite pas mettre particulièrement en avant. Sans compter vraisemblablement des motifs encore plus obscurs et médiocres !

Le travail de prises de vue s’est effectué en deux temps, octobre 2017 et octobre 2018, avec quelques compléments en juin 2019 pendant que j’accrochais l’exposition. J’ai réalisé quatre itinéraires, quatre dérives urbaines, traversant la ville de part en part en suivant les lignes 3, 7, 9 et 11 du tramway. Je présente dans ce billet un nombre réduit d’images. Dans l’exposition, chaque série comprenait entre 11 et 25 photos.

Je propose à la fin de ce billet la lecture d’un texte écrit par Anne-Cécile Guilbard, professeur d’esthétique à l’université de Poitiers, qui m’a suivi pendant une journée dans les rues de Iași en octobre 2018.

Ligne 3, du terminus de Dancu à la gare centrale • 15,6 km



Ligne 7, du terminus de Toțura à celui de Canta • 20,8 km



Ligne 9, du terminus de Copou à celui du Technopolis • 20,2 km

Ligne 11, du terminus de Dacia à celui du Tătărași Nord • 21,30 km



Thierry Girard à Iasi : « Le paysage, c’est là où je suis »

[ texte d’Anne-Cécile Guilbard ]

Iași, le 26 octobre 2018

Quand la théoricienne de la photographie Monique Sicard demande à Thierry Girard sa définition du paysage, il es- quive d’abord. La question est extrêmement difficile : s’agit-il d’abord de lieux ou de cadres ? il finit par avoir cette réponse, qu’il commente comme si c’était une dérobade, un bon tour joué au sérieux de la question : « le paysage, c’est là où je suis ». Et de fait, il y a dans la photographie de Thierry Girard, une inscription, mais une inscription légère, de celui qui y est. Si le style documentaire s’appliquait à effacer – par la frontalité, la centralité, la netteté – la subjectivité du photographe, les images de Thierry Girard entretiennent un rapport à la profondeur qui trahissent le présent, je veux dire, celui qui y est. Ce n’est pas seulement l’échelonnement des plans dans « l’épaisseur du paysage », c’est cette façon qu’il a de faire tenir souvent un premier plan très léger (un poteau électrique, un capot de voiture ou même une personne), dont l’effet est celui d’une amorce du regard dans des compositions pourtant très structurées pour constituer une de ces images intègres, le genre qu’on peut faire à la chambre, avec les parallèles qui construisent l’ordre à l’intérieur de l’image, les couleurs qui la rythment : lignes et formes qui s’organisent à partir du désordre ordinaire. Ce premier plan, cette amorce est le signe agile du déplacement, le photographe aime à reprendre l’en-allée ségalenienne, d’une marche qui s’effectue apparemment nez au vent et l’œil alerte. Tout y passe dans le décor urbain ou péri-urbain, des poubelles aux devan- tures colorées des boutiques, des espaces de la zone aux marchés animés, du moment qu’il y trouve de quoi composer. Le rapport entre réel et imaginaire, infinie problématique de l’art, se manifeste ici comme un gouvernement des formes extérieurement disséminées. Quel rapport entre cette personne, ce panneau, cet espace d’immeuble sinon que le photographe a vu qu’ils pourraient s’associer, parce que l’homme est habillé en vert, le panneau est bleu et le magasin est rouge, que leurs formes dans le cadre produisent un rythme et un équilibre qui tiennent dans l’image ? Thierry Girard, dans ses marches photographiques, se présente photographe au grand jour, dans la rue : il porte en évidence son grand pied même pas replié (pour ne pas perdre de temps à l’installer), l’appareil vissé dessus, un autre pendu au cou. A Iași, on le regarde avec curiosité : qu’est-il venu faire ici, si loin des bâtiments prestigieux et des jardins bien entretenus du centre de la ville ? Il sourit, on pourrait vraiment le qualifier d’accueillant – ce qui est un comble puisque c’est lui l’étranger, l’exote, le voyageur. Et pourtant, il lance des grands bonjours aux passants qui le regardent, en français : c’est ainsi qu’il ouvre à la rencontre pour la demande de portrait qui est comme une invitation. Celles et ceux qui acceptent se voient ainsi reçus par le photographe : ils prennent la pose avec docilité et sérieux selon sa consigne ; il a vu le cadre à faire autour d’eux, et leur propose de s’y installer. Dans les quelques phrases qu’ils échangent dans des langues différentes, c’est le mot « photo », identique, qui revient. Pour les portraits en tram, c’est un peu différent : difficile en effet de préétablir le cadre avec la lumière tourne au fil des virages ; ce sont les gens qu’il prend : les gueules, les beautés, les visages ordinaires. D’un coup, il change de place dans le wagon et s’installe presque en face de quelqu’un qu’il vise, il déclenche sans se cacher. Les réactions diffèrent : sourire, indifférence, pas de protestation. Respect pour celui qui fait ses photos sans que l’on sache pourquoi. A le regarder faire, on peut avoir ce sentiment d’une inscription volontaire dans le paysage – et ce paysage comprend les individus – :
« j’y suis » est la déclaration de ce geste, pas une affirmation narcissique, égotiste, mais une mise à profit, pas tout à fait une jouissance, une sorte de gourmandise du lieu.

Dans les quelques phrases qui présentent son projet photographique à Iasi commencé en octobre 2017, Thierry Girard emploie le gérondif (« en photographiant », « en faisant »), c’est bien une manière qui lui est propre que l’usage de ce participe présent qu’on voit dans les pho- tos. Participer du présent est sans doute une vérité générale de la photographie, mais celle que réalise Thierry Girard tient d’une sorte de re- doublement, d’intensification et d’un subtil détournement du sens, c’est une participation au présent : « c’est là que je suis » parmi ces gens et ces décors ; et le processus d’inscription du photographe dans le paysage par quoi l’on commençait, dans sa légèreté en même temps que dans sa persistance, porte l’évidence politique d’une contribution à la visibilité des villes et des zones et de leurs habitants, mais une participation légère, bien loin de quelque état des lieux sociologique ou proprement documentaire. Le paysage est chez Thierry Girard moins un espace qu’une mission, la place qu’il y occupe est une place qu’il y prend, qu’il y va chercher. L’audace ainsi mise en œuvre est cependant à mesurer à l’aune de la discrétion formelle qu’il a choisie avec le style documentaire, la fausse neutralisation du point de vue sensible. La tension qui s’exerce là entre objectivité (si la notion est maintenue) et subjectivité, ne relève pas du carnet de notes, car les photos sont trop belles, trop achevées pour cela ; c’est plutôt l’agilité sereine de l’inscription du photographe dans le paysage où il se rend, où il se trouve, cette participation au présent qu’on peut voir dans ses photos et que formule sa définition du paysage.

Les passagers


© Thierry Girard et Anne-Cécile Guilbard pour les textes
© Thierry Girard pour les photographies


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