Une rencontre impromptue

Paris, 8 janvier 2008.

Coup de fil à mon ami Dominique Gaessler qui m’apprend qu’il vient d’emménager dans de nouveaux locaux professionnels, à trois stations de métro de là où je réside habituellement. Du coup, je décide d’aller lui faire une petite visite impromptue, rue de La Roquette.Voici, du côté de l’amitié, la première bonne nouvelle de cette année : le regain de D.G. après une longue année de tourments. Dominique et sa petite entreprise, Trans photographic press, semblent repartis vers de nouvelles aventures, comme le prouvent les cartons de livres empilés dans un coin, dont il m’extrait le dernier ouvrage publié, qui sent encore l’encre fraîche, Question de nature de Laurent Gueneau.

Et puis, à visite impromptue, rencontre souvent impromptue. En l’occurrence, celle d’Arno Gisinger qui est là pour préparer avec Dominique la sortie d’un livre consacré aux lieux de l’exil de Walter Benjamin, depuis l’arrivée à Paris en 1933 jusqu’à la dernière chambre, celle de l’hôtel de Francia, à Port-Bou, où on le retrouva mort le 26 septembre 1940, alors qu’il s’apprêtait à franchir la frontière avec l’Espagne pour fuir aux Etats-Unis (suicide, mort accidentelle, voire un assassinat bien improbable, la controverse me rappelle également l’énigme entourant la mort de Victor Segalen dans la forêt de Huelgoat).

Je n’ai jamais rencontré auparavant Arno Gisinger et j’ai une connaissance assez superficielle de son œuvre, mais il suffit de quelques paroles échangées pour nous apercevoir que nous sommes concernés par des thématiques proches : la question de la mémoire des lieux et des paysages et un certain rapport critique à l’Histoire, son discours et sa représentation. Il a photographié Oradour-sur-Glane, et je photographie actuellement les paysages de Résistance en Limousin et en Poitou-Charentes (si je ne photographie pas Oradour, c’est parce que c’est le lieu d’un massacre perpétré par une colonne SS remontant vers le front de Normandie, et non pas un lieu de résistance…). Il a retrouvé les traces des camps de Coudrecieux et Mulsanne où furent internés des tsiganes sous Vichy, j’ai longuement photographié le camp de Mauthausen lors de mon périple danubien, sans compter tous les champs de bataille dont l’Europe centrale fut le théâtre. Arno a photographié la Heldenplatz à Vienne où le Führer fut accueilli, juste après l’Anschluss, par une foule enthousiaste et très autrichienne ; j’ai photographié l’emplacement de l’ancien immeuble de la Gestapo sur le quai François-Joseph. Ce jour-là, il pleuvait lourdement, et je me souviens, alors que je m’abritai dans une entrée d’immeuble pour changer de film, avoir remarqué le nom de quelques locataires : un certain Kafka, un certain Bloch, juste revanche de l’Histoire…

Mauthausen©Thierry Girard 1994

Mais, si cette réflexion sur l’Histoire et sa représentation est vraiment constitutive de l’œuvre d’Arno, elle n’est qu’une thématique parmi d’autres dans mon propre travail ; une thématique certes récurrente, mais qui, à part ce travail en cours sur les lieux de résistance et de rebellion, est souvent diluée et diffuse à l’intérieur d’une problématique plus vaste autour de la question de l’itinérance, du déplacement et du voyage.Sur le plan esthétique, il me semble que son approche est plus radicalement documentaire, plus rêche en quelque sorte, à l’instar de nombreux photographes de sa génération arrivés à la photographie au début des années quatre-vingt dix, dans une période très marquée par l’influence de la photographie allemande et des écoles de Düsseldorf et d’Essen ; alors que ma génération est beaucoup plus redevable de la photographie américaine des années soixante et soixante-dix, dont Gilles Mora s’est fait le héraut dans son dernier ouvrage.

Quoi qu’il en soit, nous sommes de fait confrontés à la même interrogation, la même perplexité : comment photographier des lieux où il n’y a rien de remarquable, pas ou peu de traces, des non-lieux en quelque sorte ? Et que faire de ce que nous savons de ces lieux, de la part d’Histoire que nous avons exhumée ou étudiée ? Arno inscrit des textes sur ses photographies, j’ai eu cette même tentation, mais les textes que je produis pour mon travail en cours (cf. Déjà #1 et Déjà #2) sont souvent trop longs et risqueraient de ruiner l’image.

L’évocation de Mauthausen et de sa proximité avec l’abbaye de Melk nous amènent à parler des rapports entre le catholicisme autrichien et le national-socialisme, et au-delà, de la question autrichienne, cette duplicité historique qui a consisté à faire passer après guerre pour victime un pays qui a globalement accepté l’Anschluss en 1936 et qui a donné nombre de ses cadres, dont le premier d’entre eux, Hitler, au nazisme. Cette amnésie officielle, qui a empêché l’Autriche de faire un vrai travail sur sa mémoire et sa responsabilité, est devenue inepte lorsqu’éclata l’affaire Waldheim et qu’il fut découvert que celui qui fut secrétaire général de l’ONU, puis président de la République autrichienne, avait été pendant la guerre officier dans la Wehrmacht, versé dans des unités qui avaient participé à des atrocités en Yougoslavie.

La contrepartie de cette amnésie, c’est qu’elle a engendré des artistes radicaux (l’actionnisme viennois par exemple) et des écrivains rebelles (au premier rang desquels Thomas Bernhardt dont on peut lire par exemple La Cave qui évoque les années de collège de l’auteur à Salzbourg, et le passage d’un enseignement nazi à un enseignement catholique, c’est-à-dire la même perversité ontologique, entre la fin de la guerre et le début de la paix). Et aussi des gens d’une autre génération, comme Arno, nés plus de vingt ans après la Guerre, qui peuvent poser sur cette période de l’Histoire un regard critique plus analytique, plus distant, mais avec l’engagement et la rigueur intellectuelle qui permet, sur cette question de la Mémoire, de faire le partage entre célébration et trahison, mystification et effacement.


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