Pondichéry (sans la ville blanche)

 

« Pondichéry !… De tous ces noms de nos colonies anciennes, qui charmaient tant mon imagination d’enfant, celui de Pondichéry et celui de Gorée étaient les deux qui me jetaient dans les plus indicibles rêveries d’exotisme et de lointain. (…) Oh ! la mélancolie d’arriver là, dans cette vieille ville lointaine et charmante, où sommeille, entre des murailles lézardées, tout un lointain passé français ! Des petites rues un peu comme chez nous, au fond de nos plus tranquilles provinces ; des rues bien droites, aux maisonnettes basses, aux maisonnettes centenaires, blanches de chaux sur un sol rouge ; des murs de jardins, d’où retombent des guirlandes de liserons ou de fleurs tropicales ; des fenêtres grillées derrière les barreaux desquelles on aperçoit quelques figures pâles de femmes créoles, ou bien des métisses, trop jolies, avec du mystère indien dans les yeux.

(…)

La ville indigène, qui fait suite à la ville blanche, est grande, animée, d’ailleurs très hindoue, avec ses bazars, ses palmiers, ses pagodes.

(…)

Mon regret de m’en aller, bien entendu, ne peut pas être profond ; tout cela s’oubliera demain, chassé par la fantasmagorie des images nouvelles. Mais rien, dans l’Inde merveilleuse que j’ai déjà vue ou que je vais parcourir encore, ne saurait me retenir comme ce petit coin de vieille France, égaré au bord du golfe de Bengale ».

 Pierre Loti, L’Inde (sans les Anglais).

Pourtant, ce n’est pas de cette « charmante » ville coloniale, mais bien plutôt de la ville indigène qu’évoque très brièvement Loti, dont parle cette suite photographique, réalisée au cours de deux séjours à Pondichéry en 2010 et 2011. Cette série s’inscrit dans un itinéraire beaucoup plus long à travers l’Inde, dont j’entame le troisième volet début octobre, itinéraire qui reprend peu ou prou celui que Pierre Loti effectua à l’aube du XXe siècle, dans les premiers mois de l’année 1900.

Loti rapporta de ce périple de six mois, commencé à Ceylan et terminé en Perse, deux récits : L’Inde (sans les Anglais) et Vers Ispahan. Dans une période qui n’était pas encore vraiment celle de L’Entente cordiale avec les Anglais, Loti entendait voyager à travers l’Inde et y rencontrer ses Puissants, ses Saints et ses Gueux, comme si la colonisation anglaise n’existait pas et que l’Inde vivait selon ses seules règles ancestrales et immuables. Quand à la colonisation française, réduite à quelques confettis (pour reprendre une expression plus contemporaine que j’emprunte à Jean-Claude Guillebaud), elle semble déjà à l’époque quelque peu surannée, une sorte d’oubli de l’Histoire après que Louis XV ait du renoncer à ce désir d’Inde incarné notamment par Dupleix… et la Compagnie des Indes !

Paradoxalement, après le référendum de 1956 qui permit le retour de Pondichéry et des autres territoires français de l’Inde dans la confédération indienne (indépendance devenue effective en 1962), il se peut que la France et les Français soient plus présents aujourd’hui à Pondichéry qu’ils ne l’étaient autrefois, du moins à l’époque du passage de Loti… Le rétrécissement du monde permet aujourd’hui, ici et ailleurs, des présences post-coloniales plus respectueuses et plus intelligentes que celles qui, naguère, défendaient l’illusion d’un Empire avec quelques mousquetons et parfois un peu plus.

Á travers ce travail sur Pondichéry, j’ai choisi de me contraindre à un protocole semblable à celui de Loti qui ne voulait pas évoquer la colonisation anglaise, en évitant pour ma part de photographier ce qu’on appelle « la ville blanche ». La plupart des travaux photographiques consacrés à Pondichéry —du moins ceux que j’ai pu voir— se concentrent sur cette partie de la ville, et il m’est apparu alors d’autant plus pertinent d’aller voir ce qui se passait de l’autre côté, dans cette ville indienne qui ressemble aux autres villes du Tamil Nadu, tout en étant un peu singulière.

J’ai donc choisi d’errer de l’autre côté du canal qui sépare la ville en deux – la ville blanche à l’Est, la ville indigène à l’Ouest, mais aussi au Nord et au Sud. Lors du premier séjour, j’avais trouvé un joli gîte dans le quartier musulman ; et lors du second, des amis m’avaient loué une chambre spartiate mais magnifique —un simple lit et une natte entre quatre murs nus—, avec une douche sur la terrasse au-dessus des autres toits, à la limite des quartiers chrétiens et hindous, ce qui me permettait de vivre pleinement l’ambiance indigène de Pondichéry.

«D’abord l’appel à la prière d’un premier muezzin, lointain, discernable parce que je suis déjà un peu réveillé. Puis, légèrement décalés, mais pas vraiment a capella, les deux muezzins des mosquées proches, dont celle qui jouxte ma pension. Ce muezzin-là (voix grésillarde sans doute enregistrée) a la prière un peu haut perchée et désagréable ; mais son compère, par sa mélopée ample et plus chantante, me réconcilie avec la beauté de la prière musulmane. Ce chant dure aussi plus longtemps et finit par être couvert par celui des oiseaux, et surtout le croassement des corbeaux qui s’amplifie d’un coup, comme si les voix qui sortent des haut-parleurs les excitaient :« Croa-croa, c’est nous qui commandons ici, croa-croa ». Enfin, à 6h, les cloches de l’église du Sacré Cœur de Jésus se mettent à sonner. Dans la ville encore somnolente, il est temps de se lever avec les premiers bruits de l’aube : de l’autre côté de la rue, j’entends déjà les premiers échanges des maçons qui rajoutent un étage à une maison. Le doux ronronnement de la petite bétonneuse et quelques éclats de voix me font penser à l’ouverture de Porgy and Bess». (Carnet de route, 22 janvier 2010).

« L’après-midi je m’aventure vers de nouveaux quartiers, non encore explorés, à l’ouest de la ville derrière le boulevard Anna Salai. Cela devient particulièrement intéressant à la tombée du jour, lorsque le rythme des rues devient plus paisible. Mais je ne peux guère saisir alors, comme en pleine journée dans les échancrures de lumière violente, le mouvement de la ville. J’ai droit cependant à la curiosité amusée des femmes qui, persuadées de ne pas être photographiées, me regardent depuis la cache ombrée de leurs balcons». (Carnet de route, 20 janvier 2011).

Et je me suis également aventuré avec bonheur au nord de la ville blanche, vers cette partie de la ville où vivent les pêcheurs (mais pour combien de temps encore ?) et qui a subi de plein fouet le tsunami de 2004. Au bout de ce quartier — qui est un village en soi — et derrière des rangées d’habitations plus anciennes qui longent le rivage, on trouve des ensembles de petits immeubles qui abritent désormais les familles de pêcheurs. Mais d’autres ont rebâti tout près du rivage, avec des moyens souvent précaires, des huttes plus traditionnelles où l’on vit à même le sol, mais qu’une vague un peu forte pourrait emporter à nouveau sans coup férir. Il y règne une atmosphère étrange, mélange de quiétude, d’indolence et d’affairement, comme une sorte de temps suspendu entre deux catastrophes. Les femmes, qui aiment travailler et discuter entre elles, assises dans la rue ou sur le sable du vieux cimetière marin, semblent régner sur ce quartier d’hommes absents, endormis le jour après la nuit passée sur une mer généralement peu amène. Cela leur donne parfois un air légèrement mutin, voire effronté, qu’on ne trouve guère ailleurs dans la ville. Mais cette fausse quiétude est menacée par des projets de prolongation du front de mer en un boulevard bordé de « belles » maisons, ce qui risque de porter un coup fatal à cette petite société d’autant plus fragilisée que la manne halieutique de la mer du Bengale est en forte régression. 

« Je passe devant un temple où des femmes sont assises autour de grandes coupes de fruits dans l’attente d’une cérémonie. Mais laquelle ? J’aurai la réponse un peu plus tard lorsque tout au bout du village, au niveau du cimetière marin, je retrouve les mêmes femmes, encore plus nombreuses, assises dans le sable à l’entrée d’un petit temple dédié à la déesse Kali. On m’informe qu’un mariage doit avoir lieu à partir de 18h30, et je suis le bienvenu. Je photographie alentour jusqu’à ce que, dans la lumière du crépuscule, arrive le cortège au son de quelques flûtes et tambourins : le marié est en fait un vieux pêcheur, mais de belle prestance, grand, fin, l’air rusé, et affublé d’une imposante moustache blanche. Sa dulcinée est évidemment un peu plus jeune, mais pas trop, un côté matrone, du genre à gérer les affaires du ménage. L’assemblée, composée presque uniquement de femmes, a un côté joyeux et bon enfant, sans doute lié à l’âge des époux, et au cours de la cérémonie il y aura même quelques allusions grivoises qui feront se plier de rire l’assistance féminine. Un jeune brahmane, très accro à son portable, officie de façon décontractée, assisté par deux jeunes gens non brahmanes. J’assiste à presque toute la cérémonie, photographiant discrètement avec mon petit Leica numérique ; et lorsque je me décide à rentrer, je traverse à grand pas, dans la nuit noire, le village devenu désert et éteint». (Carnet de route, 21 janvier 2011).

En 2011, j’ai amené ma chambre grand format pour faire quelques vues urbaines afin d’essayer d’ordonner le bazar savant du paysage, qui n’est pas sans évoquer parfois le Sud des Etats-Unis dans les années Trente… notamment dans le quartier de Muliapet, plus ouvert et résidentiel, qui s’étend le long de la route qui va vers Auroville.

 

J’ai réalisé aussi quelques portraits in situ de gens dans la rue ou de familles chez elles avec le souci de représenter les différentes couches de la population ; sachant que la matière, là, est inépuisable, et qu’il faudrait un séjour beaucoup plus long pour rendre compte de cette diversité et de cette richesse humaine ­—et pour apprendre à mieux gérer la question du “rendez-vous“ indien, sans cesse reporté ou annulé au dernier moment !

« Dans le quartier musulman, je tombe sur un groupe de femmes hindoues, des parias, occupées à nettoyer les ordures autour du chantier d’une maison. Elles sont toutes habillées de la même façon, veste de travail, bleu délavé, et sari rouge sombre. Je demande à les photographier mais je vois bien qu’elles hésitent, et aucune ne parle anglais. Je finis par les convaincre de faire une photo de groupe, puis j’en choisis trois pour faire des portraits individuels. Elles posent avec une grande dignité». (Carnet de route, 22 janvier 2011).

Cette série comprend également des photographies prises sur le front de mer qui de fait appartient à “la ville blanche“, mais qui s’avère malgré tout, surtout le dimanche et les jours de fête, comme un espace commun où l’on vient depuis toute la ville et les villages alentour faire son paseo en famille ou entre amis. Plusieurs de ces portraits de groupe ont été pris le 1er janvier 2010, dans la liesse et l’apaisement de ce jour férié.

© Thierry Girard 2010-2012 pour les textes et les photographies

Deux autres billets, précédemment publiés sur ce blog, évoquent ce périple indien et déjà Pondichéry : Première chronique indienne et Grand format, saison 1 qui présente une première sélection de photographies réalisées à la chambre 4×5.

Cette exposition « Pondichéry (sans la ville blanche) », financée par l’Institut français en relation avec la ville de La Rochelle, sera présentée à la Maison Colombani (Alliance française de Pondichéry) du 28 septembre au 15 octobre puis à la chapelle des Dames blanches à La Rochelle du 9 au 30 novembre 2012.

Les voyages de 2010 et 2011 ont pu être réalisés grâce aux soutiens de l’Institut français (Ministère des Affaires étrangères) et de la ville de La Rochelle (dans le cadre de la convention IF/Ville de La Rochelle), ainsi que la Région Poitou-Charentes ; et avec l’aide logistique des alliances françaises de Chennai et Pondichéry ainsi que de l’Ong INDP (International Network for Devlopment and Peace).

Bibliographie :

Pierre Loti : L’Inde (sans les Anglais), précédé de Mahé des Indes (joli récit d’une brève escale à Mahé, première rencontre de Loti avec l’Inde en 1886)Phébus libretto (réédition 2008).

Je signale aussi la parution prochaine d’un Pierre Loti photographe par deux éminents spécialistes de Loti, Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier, aux éditions Bleu autour.


About this entry