Journal du Tohoku (Part 1—Fukushima)

J’ai été invité par Robert Lacombe, directeur de l’institut franco-japonais de Tokyo, à réaliser un travail photographique sur les régions sinistrées du Tohoku (la province Nord de Honshu) près de six mois après la triple catastrophe du 11 mars dernier : tremblement de terre de magnitude 9, suivi d’un tsunami géant et dévastateur, puis d’un accident nucléaire d’une gravité équivalente à celui de Tchernobyl, suite aux dégâts subis par la centrale de Fukushima Daiichi après le tsunami.


Dans la mesure où l’inventaire de la dévastation et l’ampleur physique et humaine de la catastrophe ont déjà été traités par de très nombreux photographes —et l’on voit apparaître encore régulièrement, notamment pour “commémorer“ le 11 septembre prochain les six premiers mois de la tragédie, différents reportages sur l’état du paysage, sur les réfugiés et sur les victimes— il nous a semblé plus pertinent de proposer une approche un peu décalée. Sans pour autant négliger un certain nombre de vues incontournables qui disent l’extrême violence du phénomène, j’ai essayé, tant que faire se peut, de réinscrire ce paysage de la catastrophe dans une vision plus large du paysage du Japon, quitte même parfois à le photographier comme un paysage “classique“, un paysage d’estampe, un Ukiyo-e contemporain.


J’ai également considéré que la récurrence d’une telle tragédie —c’est le troisième tsunami d’une telle ampleur dans cette région en un peu plus d’un siècle après ceux de 1896 et de 1933—, s’inscrivait dans la culture et la philosophie japonaises et participait de la dualité d’un paysage extrêmement raffiné et élaboré, mais sauvage et violent par ailleurs lorsque le déchaînement des éléments (tremblements de terre, tsunami, typhons) vient rompre la tranquille harmonie du Temps. J’ai essayé d’inscrire cette dualité dans mes images.


De même, s’agissant des gens, plutôt que de les considérer d’abord comme victimes —en allant par exemple photographier des réfugiés dans les gymnases ou les baraquements provisoires… qui risquent de durer—, j’ai privilégié les rencontres impromptues, in situ, sur les lieux même de la catastrophe, pour faire le portrait de gens en train de nettoyer, de reconstruire leur paysage, ou de participer à son regain, même modeste, en ayant repris leur activité “habituelle“…


Tout en gardant une approche documentaire, j’ai choisi de faire un travail à la chambre 4×5 qui génère de fait un certain recul par rapport à l’immédiateté des émotions et oblige à faire des choix précis de prises de vue, et donc signifiants, dans la mesure où le nombre d’images réalisées chaque jour est compté. Cela dit, j’ai « assuré“ au 6×7 un certain nombre de situations photographiques dont le traitement à la chambre ne me semblait pas primordial ou délicat à réaliser, voire certains portraits pour lesquels je devais réagir plus rapidement qu’avec une chambre.

J’ai essayé donc de développer à la fois un propos esthétique et philosophique, mais en attendant de pouvoir montrer les “vraies“ photos, voici de longs extraits de mon carnet de voyage, illustré de quelques modestes notes photographiques prises avec mon numérique de poche. Le périple s’est effectué en compagnie d’Anne-Sophie Lenoir qui a assuré pour l’Institut toute la préparation logistique du voyage et qui m’assiste donc pour les contacts, la traduction… et le co-pilotage : nous disposons d’un recueil de cartes très précises mais entièrement en japonais —cartes qui montrent toutes les zones touchées par le tsunami, jusqu’aux plus petites criques— et d’un GPS, également en japonais, dont la douce voix de geisha électronique sera en quelque sorte le troisième personnage de cette équipée…


20 août 2011


Iwaki, ou plutôt Yotsukura, la partie portuaire de cette ville relativement importante, mais qui semble en partie désertée. Beaucoup de gens sont partis pour des raisons de sécurité et pour des raisons économiques, du fait de la baisse générale de l’activité. D’autres les ont remplacés, des “nettoyeurs“ du tsunami et des “liquidateurs“ de la centrale de Fukushima Daiichi. Nous sommes à la limite sud de la zone interdite. En fait, la zone interdite comprend deux zones : une zone strictement interdite de 20 km autour de la centrale, aucune activité, aucune habitation ; une zone comprise entre 20 et 30 km où il est possible de circuler, voire de résider… à condition de ne pas sortir de chez soi. Du coup, tout le monde ou presque est parti, à part quelques irréductibles.


Première vision des dégâts engendrés par le tsunami, mais ce que je vois là n’est rien par rapport à ce que je verrai les jours suivants, plus au Nord, dans les préfectures de Miyagi et d’Iwate. Je suis simplement frappé par l’état des voitures, broyées comme une boule de papier froissé et déchiré.


Alors que nous ne savons pas si nous devons protéger le matériel et nous protéger nous-mêmes contre « The invisible snow » * (nous ne sommes qu’à 35 km de la centrale), nous abordons deux jeunes femmes qui regardent l’océan. Elles sont vêtues normalement, shorts et T-shirts, bras et jambes nus, comme les autres personnes croisées, qui ne semblent pas s’habiller d’une manière particulière, ne serait-ce que couvrir l’ensemble du corps. Ce sont deux surfeuses. Elles ne sont pas remontées sur leurs planches depuis la tragédie. D’abord parce qu’il n’y a plus de sécurité (ça n’empêche pas d’autres surfeurs au loin d’aller chercher la vague), mais surtout parce que « la mer a été trop cruelle et qu’elle renferme encore trop de corps ». Après les avoir photographiées, la plus expansive, qui porte un T-shirt avec une tête de chef indien et qui ressemble elle-même à une indienne, nous embrasse chaleureusement (ce qui n’est pas très japonais…) et nous donne des stickers, “Pray for Fukushima“.



Par curiosité et par défi, nous décidons d’aller voir à quoi ressemble la « frontière“ de la zone interdite. Sur la route principale, au loin, les gyrophares rouges des voitures de police. Je prends une route adjacente qui descend vers l’océan. Sans transition, on passe de maisons qui ont l’air encore habitées à des maisons vides, même s’il reste parfois des voitures garées à l’extérieur. Au bout de la route, une digue. À peine le temps de s’arrêter qu’une voiture de police stoppe derrière nous. Premier contrôle de papiers. « Qu’est-ce que vous faites-là? Vous êtes dans la zone interdite ! ». « On s’est perdu, on ne pensait pas être dans la zone interdite ». « Ça nous arrive à nous aussi de nous perdre, on n’est pas d’ici non plus ! » répondent-ils en souriant. « Vous avez le droit de circuler jusqu’à 20 km, uniquement sur les routes principales, pas les routes secondaires ». En fait, leur mission est de surveiller ces routes secondaires pour prévenir les éventuels pillages contre les maisons abandonnées. Nous sommes certes au Japon, mais il y en a eu malgré tout quelques-uns… Le risque étant aussi d’emporter et de faire circuler des objets radioactifs —même si récemment des bus ont été affrétés pour ramener des habitants dans la zone des 20 km, juste le temps de récupérer quelques objets “affectifs“ (albums de photos, papiers personnels etc.). Les deux jeunes policiers sont en bras de chemise. Je leur demande s’ils ne craignent pas pour leur santé, l’un d’eux étend les bras en éclatant de rire et en m’assurant qu’il n’y a que 0,3 mSv/h dans l’atmosphère, soit juste trois fois le taux normal… Bel optimisme…

* The invisible snow, c’est ainsi que Koyu Abe, un moine bouddhiste de la région de Fukushima, nomme les retombées radioactives. Il s’est fait connaître en prônant une culture intensive de tournesols et d’autres plantes censées absorber plus rapidement le césium. Lire ici l’article de Reuters.


21 août 2011


Nous quittons Fukushima avec le poète Ryoichi Wago qui est devenu célèbre par l’envoi sur Twitter (@wago2828) de poèmes de colère suite à l’explosion des réacteurs de la centrale. Hier soir, dans un restaurant extrêmement raffiné où il nous a invité, il nous a raconté comment les tweets d’un homme qui se sentait prisonnier dans sa ville et menacé dans sa vie ont rapidement atteint une audience considérable à travers le Japon. Il en est aujourd’hui à 18000 abonnés et vient surtout de publier deux recueils de poèmes, le premier écrit dans le vif de la peur et de la menace, le second avec un peu plus de recul et de sérénité, ce qui lui confère une écriture un peu plus élaborée. Robert Lacombe nous a fait nous rencontrer en espérant que nous puissions collaborer . La discussion autour de mets précieux a été très belle et Anne-Sophie a assuré avec talent et abnégation une traduction qui n’était pas toujours facile parce qu’il ne s’agissait pas simplement d’une conversation ordinaire.

Sur la route qui mène à Minamisoma, nous traversons une bourgade, Iitate, qui me semble déserte. Je m’arrête sur le parking d’un magasin qui vendait le célèbre boeuf d’Iitate. On a mis la clef sous la porte. Wago, qui nous précédait, a fait demi-tour et nous rejoint. Il nous explique qu’en fait, Iitate et quelques autres communes, bien qu’étant hors de la zone interdite, ont été rapidement vidées de leurs habitants (le 11 avril pour Iitate), parce qu’on y a constaté des taux de radioactivité extrêmement élevés, dus à la topographie. Les petites montagnes qui entourent ces communes ont accroché le nuage radioactif du 15 mars qui s’est orienté vers le nord-ouest sur une soixantaine de kilomètres de profondeur, donc bien au-delà de la zone interdite. Le taux de radiation a atteint 44,7 microsievert/h et récemment encore, dans certains endroits de la forêt, on a mesuré des taux de 20 microsievert/h ! Wago nous emmène sur la place de la mairie qui fut autrefois le coeur de cette petite ville paisible: à côté d’un groupe de gizo, un compteur Geiger affiche en gros chiffres rouges la mesure instantanée de la radioactivité dans l’air à 1 m du sol. 2,9 microsievert/h, soit trente fois le taux normal… On va pas s’attarder ! La mairie est pourtant ouverte, le perron est fleuri, comme s’il y avait une sorte de “veille“, comme si on ne voulait pas se résigner à l’impensable, devoir tout abandonner… Au profit peut-être des trois loubards et de la loubarde qui se carapatent vite fait dans leur petite voiture à notre arrivée, refusant de répondre à nos questions…

Minamisoma, préfecture de Fukushima © Thierry Girard 2011


Une équipe de la télévision de la préfecture de Fukushima nous attend à Minamisoma. Wago l’a invitée à nous rejoindre. Il a choisi comme “terrain“ un ensemble de rizières sur lesquelles est encore disséminée toute une volée de bateaux de pêche, de toutes tailles. Petit moment de doute, ce n’est pas ce que j’attendais, mais je repère immédiatement une situation qui va me permettre d’expliciter mon projet photographique : je leur dis que je ne suis pas là pour photographier frontalement et inventorier des carcasses de bateaux brisées et retournées, mais que je préfère intégrer ces épaves dans un paysage traditionnel, comme un élément parmi d’autres. De fait, je cadre à la chambre une belle stèle noire sur un monticule d’herbes jaunies, presque flambantes ; à l’arrière-plan, des poteaux électriques ; en bas, du goudron un peu mangé ; à droite, un arbre ; à gauche, deux épaves… Un paysage évidemment faussement tranquille et terriblement ambiguë. Les « Oh! » et les « Ah! » du cameraman qui soudain vient d’avoir une révélation et qui se met à filmer mon paysage sur le dépoli de la chambre (aux dernières nouvelles, cette photographie sera intégrée dans le film documentaire qui sera projeté le 11 septembre sur cette chaine de télévision!). Petites interviews croisées, Wago, moi, et nous nous quittons sous la pluie qui redouble.


Ryoichi Wago et son petit carnet noir sur lequel il note ses poèmes “instantanés“. Photos du haut : R.W., Anne-Sophie Lenoir, Syunia Sato (cameraman), Wakana Kasagi (journaliste). © Thierry Girard 2011.

La côte et la digue qui était censée protéger les rizières et la ville sont à moins de deux minutes en voiture. Paysage arasé. Tout a été emporté, tout a été nettoyé, à part une bicoque éventrée que les pelleteuses ont peut-être oubliée parce qu’elle est déjà dans la zone des 30 km. On vérifie sur la carte, on est bien sur la limite, mais la journaliste qui avait sur elle un compteur nous a rassurés : on ne dépasse pas ici le taux normal. En fait, les nuages de vapeur radioactive sont allés dans un premier temps vers la mer, puis dans un second temps que j’évoquais précédemment vers l’intérieur des terres —épargnant relativement des villes côtières plus proches— jusqu’aux limites de la ville de Fukushima, d’où les évidentes menaces sur la santé des enfants de cette ville de 300 000 habitants (et presque 30 000 de moins aujourd’hui) à cause du fort taux de césium 137 relevé en certains endroits. L’Agence de sécurité nucléaire américaine avait d’ailleurs recommandé que Fukushima (l’île de la Bonne Fortune en japonais) soit évacuée…


Découverte aussi du tourisme de la catastrophe : un jeune couple sous un parapluie se promène sur la digue défoncée. Au loin, dans la zone des 30 km, une centrale thermique qui surgit de manière fantomatique dans la brume… Alentour, des chapes de béton, nues, tout ce qu’il reste des maisons. Les deux jeunes amoureux sont en vacances, tenue estivale, ils viennent de Tokyo, ils sont venus pour voir… De temps en temps, une autre voiture s’arrête, les passagers descendent, prennent des photos et repartent. Outre les cars de bénévoles qui viennent (souvent pour deux ou trois jours) nettoyer un coin du désastre, nous verrons régulièrement des voitures et des cars de “touristes“ s’arrêter dans les lieux les plus emblématiques.


On essaye de longer la digue sur une route qui a perdu une grande partie de son revêtement et qui est parfois même impraticable, nous obligeant à faire demi-tour. Jusqu’à une zone normalement interdite à la circulation (mais c’est samedi), parce que réservée à la noria de camions et de pelleteuses qui viennent grossir les impressionnants terrils de débris dont on a vu maintes fois les images. Même sous la pluie, l’odeur de poussière dont on nous avait parlé est prégnante, tenace. Nous sortons nos masques. J’ai repéré un cadre posé volontairement au pied d’un de ces terrils, l’image d’un samouraï connu dans la région pour ses actions héroïques, Don Quichotte dérisoire…




Anne-Sophie a vu un cartable rouge sur un petit amas d’objets sauvés des montagnes de débris. Nous nous approchons. Le cartable brille, il est juste trempé de pluie, pas de boue, il ne semble même pas abîmé comme s’il avait été lui aussi rapporté après. Dessus, des petites breloques accrochées, comme en ont toutes les petites écolières japonaises. J’ouvre la cartable. Dedans, un devoir. La petite Mika Suzuki, sans doute âgée de six ans, a eu 20/20 à son devoir de kanji. Je remets la feuille mouillée avec précaution à l’intérieur du sac que je referme sans bruit. Nous sommes un peu émus.


Un site incontournable pour ceux qui veulent suivre l’actualité liée aux conséquences du tsunami et de l’accident nucléaire :  Japon, séisme, tsunami & conséquences.

Rappel de l’article précédent sur le Japon : Au Japon meurtri

Texte et photographies © Thierry Girard 2011


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