Arles 2018 • L’Amérique et ailleurs

Cette année, comme l’année dernière, mon passage à Arles a été bref et en-dehors de la “semaine sainte“. Tout au plus, deux longues après-midi à essayer de voir quelques expositions en essayant de jouer finement avec la géographie toujours mouvante des lieux, tout en luttant contre la canicule …

L’année dernière, je m’étais abstenu de faire mon billet habituel, n’ayant pas vu suffisamment d’expositions pour me permettre d’avoir un jugement global sur cette édition des Rencontres. Je ne porterai pas plus cette année de jugement global, mais un certain nombre de choses vues me donnent cependant l’envie d’écrire.

America First !

Cette édition des Rencontres 2018 présente en premier lieu cinq expositions réunies autour du thème America Great again !. Le fil conducteur, qui sert un peu prétexte, est la manière dont l’Amérique peut être photographiée et vue par des photographes étrangers. Soit ! La liste des photographes étrangers qui ont fait le passage des Amériques est infinie et il serait possible de décliner plusieurs festivals à la suite si on voulait tout recenser. Mais là n’est pas l’important. Ce qui est intéressant, c’est de voir à travers les choix opérés, à quel point les Etats-Unis restent, au fil des décennies, une terre qui ne cesse de nourrir notre appétit visuel. En ce sens, je ne suis pas sûr que l’Amérique photographiée par Robert Frank, Raymond Depardon, Paul Graham,  Laura Henno et Taysir Banitji soit réellement great again (c’est même plutôt l’inverse), mais elle est indubitablement first dans sa capacité à inventer des images, ou plutôt à renouveler sans cesse (au-delà des clichés) la représentation qu’elle se donne d’elle-même. 

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A Shimmer of possibilities, vue de l’exposition de Paul Graham.

A cet égard, l’exposition de Paul Graham, à l’église des Frères prêcheurs, qui regroupe sous le titre générique La Blancheur de la baleine (The Whiteness of the whale) trois séries majeures du photographe est symptomatique de ce phénomène. Le travail de Paul Graham ne nous dit rien de neuf sur l’Amérique, rien qu’on ne sache déjà sur ce soi-disant rêve américain où les Blancs s’ennuient souvent et où les Noirs (on dit aujourd’hui les Afro-américains) les plus précarisés n’arrivent plus à s’extirper du cauchemar quotidien. Mais il nous dit que cette Amérique vue et revue reste un terreau inépuisable pour les photographes (et les écrivains, et les cinéastes…) ; et encore plus lorsque l’inventivité conceptuelle y rajoute son grain de sel. Paul Graham est issu de la tradition documentaire. Son premier ouvrage, A1-The Great North Road (Grey editions, 1983) est un road trip classique le long de l’autoroute A1. Le projet suivant, Beyond caring (un reportage sur le Pôle emploi britannique), est dans cette continuité ; mais dès Troubled Land, un très bel essai sur l’Irlande du Nord où la guerre n’est présente que par de petits indices, on sent que la dimension conceptuelle de son travail commence à poindre. Elle ne fait que se renforcer avec les séries suivantes, par exemple New Europe (Cornerhouse publications, 1993) qui s’ouvre par ce magnifique extrait de The Waste Land (T.S. Eliot) : And I will show you something different from either /  Your shadow at morning striding behind you / Or your shadow at evening rising to meet you / I will show you fear in a handful of dust. Ou Hempty Heaven (Scalo Edition, 1995), consacré au Japon autour de la question de l’amnésie et de la schizophrénie de cette société, et de la représentation du pouvoir. Je cite de préférence les livres que j’ai dans ma bibliothèque, mais j’aimerais beaucoup avoir ceux qui composent l’exposition présentée à Arles.

American night est un travail majeur et voir pour la première fois les grands tirages somptueux des parties claires et des parties sombres du travail est un grand bonheur (je me suis réveillé trop tard pour le livre, publié chez Steidl en 2003, vite épuisé et désormais cher). On mesure encore mieux sur les tirages (par rapport au livre) la subtilité du travail conceptuel sur les images “blanches“… qui ne concernent que de larges paysages urbains ou péri-urbains où la seule présence humaine est la silhouette lointaine, esseulée, diluée, au bord de l’effacement, d’un Afro-américain. A Shimmer of possibilities m’avait laissé dubitatif lorsque j’avais feuilleté (rapidement certes) quelques-uns des 12 volumes publiés ensemble chez Steidl en 2007 (là, c’est le porte-monnaie qui avait résisté), mais l’exposition présentant la totalité du travail, série par série, a achevé de me convaincre de la grande singularité de ce travail et de ce qu’il apporte à notre façon de pratiquer et de penser la photographie documentaire. Certaines séries sont plus riches d’enseignements et de plaisirs visuels que d’autres, mais, là aussi, quelle chance de pouvoir tout voir ! Quand à la troisième série, The Present, je l’avais déjà vue lors de la très belle exposition du Bal en 2012 (où était présenté également Beyond caring), mais ce travail très intéressant sur le renouvellement de la street photography dans les rues de New York, mérite instamment d’être revu et médité,  et est la transcription probante de ce que j’avançais précédemment sur cette qualité inépuisable —telle une source jamais tarie ou plutôt une chute d’eau, pour avoir une image plus dynamique— du matériau étasunien. 

 

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American night, vue de l’exposition de Paul Graham.

Les rues de New York, elles sont également présentes dans le travail de Raymond Depardon qui est présenté à l’espace Van Gogh, au-dessus de l’exposition consacrée à Robert Frank. Autant j’ai pu exprimer maintes réserves sur les travaux récents de Depardon, autant j’ai toujours eu une faiblesse (de jeunesse ?) vis-à-vis de cette période “américaine“ de R.D. J’ai bien évidemment dans ma bibliothèque Correspondance new-yorkaise (éditions de l’Etoile, 1981) et Le Désert américain (éditions de l’Etoile, 1983). Je dois avouer cependant que j’ai poussé la porte d’entrée de l’expo avec un peu de réticence. Réticence vite mise de côté, car hors le début de l’expo consacré à la campagne présidentielle de 1972 (avec ces célèbres photos de Nixon en campagne qui représentent ce style “agence“ que je déteste plus que tout), tout le reste de l’exposition m’a séduit. Par la qualité des tirages et le choix des images (les meilleures de chaque série, n’en doutons pas), et surtout par la découverte de photographies inédites qui valent bien les premières, voire mieux. Au fond de la salle, six grandes photos verticales issues d’Errance, livre important de Depardon, tant pour les photos que pour le texte, publié au Seuil en 2000 et republié depuis (y compris en poche). Pour la petite anecdote, après Correspondance new-yorkaise, j’étais allé voir au culot Christian Caujolle à Libération pour lui dire que je voulais faire la même chose ailleurs, dans une autre capitale, l’année suivante ! Las, c’est François Hers qui a couvert l’été 82, et l’expérience s’est arrêtée là…

 

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Raymond Depardon, Manhattan, New York, 1981 (vue d’exposition).

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Raymond Depardon, Californie, 1982 (vue d’exposition).

 

Venons-en au Maestro, à Robert Frank dont l’exposition se trouve au rez-de-chaussée de l’espace Van Gogh. Ce n’est évidemment pas la première expo de Frank que je vois, mais c’est toujours un immense plaisir, d’autant plus que la qualité des œuvres et des tirages choisis par Martin Gasser, le commissaire de l’exposition (par ailleurs conservateur à la Fondation suisse pour la photographie) est remarquable. Quelles belles collection que celles du Musée de la photographie de Winterthur et de la Fondation suisse pour la photographie ! Ainsi, par exemple, les tirages des Américains sont beaucoup plus beaux que ceux qui étaient exposés au Jeu de Paume en 2009 et qui appartiennent à la collection de la MEP. L’accent est mis sur des photographies rares (certaines déjà exposées à Paris), voire jamais vues, de Frank, qu’il s’agisse de son parcours européen, péruvien ou américain qui précède Les Américains, ou des images oubliées sur les planches-contacts  du travail culte. Certes, tout n’est pas à tomber par terre, il n’y a pas que des pépites parmi les inédits et il ne faut pas que l’adoration obère toute critique, mais Frank est l’un des rares personnages de la photographie dont j’accepte la globalité de l’œuvre, sans rechigner. Sans doute parce que sans Robert Frank je ne serai peut-être, voire sans doute, pas devenu photographe (et je ne suis vraisemblablement pas le seul de ma génération). Arnaud Claass par exemple, qui vient de publier un très bel Essai sur Robert Frank (Filigranes, 2018) et qui est l’auteur d’un précédent essai sur Frank, publié aux Cahiers de la photographie en 1983 dans l’ouvrage collectif Robert Frank, la photographie enfin, est parfaitement dans l’esprit de cette période. Il commence son œuvre photographique avec l’album contretemps en 1978, qui s’ouvre par une série d’images prises aux Etats-Unis et particulièrement à New York entre 1970 et 1973, dans une veine parfois très frankienne. En gros, il s’agissait pour cette génération à laquelle j’appartiens de se défaire de l’emprise trop lourde de Cartier-Bresson sur la photographie française pour se donner d’autres mentors . Il ne s’agissait pas de tuer, ni de renier la figure du Commandeur, mais d’échapper aux contraintes formelles et théoriques qu’elle générait —je garde cependant une profonde admiration pour l’œuvre d’HCB, et je me prosterne et me fouette régulièrement pour faire acte de contrition de mes pensées apostasiques.

A l’esprit sauvage, beatnik, de Robert Frank se rajoutait la vivacité de William Klein dont les ouvrages sur Rome, New York, Moscou et Tokyo (tous publiés au Seuil ou chez Delpire entre 1954 et 1964) étanchaient également notre soif d’images différentes, la causticité d’un Tony Ray-Jones (A Day off, Thames & Hudson, 1974) qui annonçait Martin Parr, la liberté et l’humour de Gary Winogrand ; et un peu plus tard, pour ce qui me concerne, l’inventivité et la méthodologie d’un Lee Friedlander. La liste est longue de ceux qui nous ont inspiré et ce n’est pas le lieu d’en faire l’exhaustivité, mais il est évident que ce sont en quelque sorte ces changements de paradigmes dans l’approche et la conception que nous avions de l’acte photographique qui ont permis à une génération d’auteurs d’émerger et de se distinguer des générations précédentes encore contraintes par leur rapport à la presse, aux magazines, aux agences photo, à une économie traditionnelle de la photographie et à une esthétique somme toute “conservatrice“. Comme le dit justement Paul Graham dans une interview publiée dans Empty Heaven en 1995 : « Photography is a medium with a unique and particular link with reality. Previously there was no problem about this, the world was out there, and you simply had to put your camera over your shoulder and go out with open heart and head to observe this reality. This was the “old consciousness“ if you like. The problem is that over the past two decades our perception of reality has changed fron something “out there“ to something “within us“, a blend of external, internal, past and present stimuli, personnal and collective beliefs, mediated and original ideas. This “new consciousness“, this new awareness of our reality took root in philosophical and metaphysical thought,  and quicly spread into art, theatre and literature, etc. But photography with its peculiar addiction to the observable world, has stumbled at this challenge, unable to reconcile this new consciousness with its old habits, and finds itself in a crisis. (…) Perhaps a few of the very best photographers always intuitively recognized the issue, but most have failed to notice the scenery changing around them ».
Ce statement de Paul Graham exprime bien le degré de rupture qui intervient au tournant des années 70, aux Etats-Unis, en Europe, au Japon, non pas en faisant tabula rasa, mais en rebattant les cartes de l’Histoire de la photographie.

 


Robert Frank, Londres 1951 (montage inédit). Vue d’exposition.

Pour en revenir à l’exposition Sidelines, consacrée aux Américains et aux œuvres qui les précèdent, il y est notamment présenté une bonne partie des photographies qui composent Black, White and Things, une sélection restée à l’état de maquette à l’époque (1952) et qui ne sera publiée par Steidl qu’en 2009. Mais ce qui m’émeut particulièrement, c’est de retrouver sur les murs cette image d’une petite fille qui court sur un trottoir mouillé, dans la brume de l’East End de Londres, après avoir dépassé un corbillard… Cette photographie, vue pour la première fois dans l’édition de 1975 de Creative camera international Yearbook (parue en fait fin 1974), dans un portfolio intitulé Robert Frank, photographs from London and Wales, 1951, a été pour moi, sans aucun doute, une image décisive dans mon choix de devenir photographe. Je faisais alors mon service militaire, après avoir terminé mes études, et je me posais beaucoup de questions sur mon avenir. Je n’avais quasiment pas fait de photographies jusqu’alors, à peine une poignée de films noir et blanc… Mais à la fin de l’hiver 1976, je serai en fait à Londres, arpentant les rues de l’East End pour réaliser mes toutes premières photographies (dans les traces aussi d’Alain Resnais dont le travail photographique, souvent préparatoire à ses films, lorsqu’il cherchait des lieux et des décors, avait été publié en 1973 au Chêne sous le titre Repérages —c’est d’ailleurs le premier livre de photographie qui est entré dans ma bibliothèque). Ce tout premier travail photographique a été publié par Craig Atkinson chez Café Royal books en trois volumes en 2016 et 2017 (volumes épuisés).

 

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Robert Frank, Bar New York, 1956 (vue d’exposition).

Une autre photographie, exposée à Arles, a une importance particulière. Lorsque je découvre, en 1976 justement, les Américains, cette photographie prise dans un bar de New York est l’une de celles qui m’interpellent le plus. Je ne suis pas le seul à être saisi par cette photographie, elle est sur la couverture de l’ouvrage collectif de 1983 dont je parlais plus haut, et Alain Bergala en parle longuement : « Il faut se rendre à l’évidence. Ce n’est pas un œil de photographe qui a vu ça (les photographes sont des gens qui savent toujours trop ce qu’il faut regarder et comment) ; ce n’est même pas un œil humain. Ce serait plutôt l’œil de quelqu’un venu d’ailleurs, qui n’a pas encore eu le temps de s’accoutumer aux formes indécidables qui hantent notre étrange planète, et qui ne sait pas, littéralement, ce qu’il faut photographier ». J’y voyais pour ma part, à l’époque, une image métaphorique d’une nouvelle ère où la Pythie était incarnée par le juke-box, oracle des Temps modernes. Et puis cet homme qui prend son manteau et semble fuir (« C’est dieu qui se barre » me disait alors Yves Guillot)… Une situation que j’ai sans doute à l’époque guettée à de nombreuses reprises, à défaut de la retrouver dans mes propres photographies. Guy Le Querrec m’avait alors prêté son édition des Américains (l’édition américaine de 1959) et, de crainte de ne pas pouvoir en trouver un autre exemplaire (il n’y avait à l’époque ni internet, ni réel marché du livre photo d’occasion), j’avais dessiné schématiquement sur quelques feuilles volantes toutes les photographies de l’ouvrage en indiquant, lorsque cela était probant, les logiques graphiques ou sémantiques qui conduisaient d’une image à l’autre. Un peu plus tard, en 1978, j’ai trouvé un exemplaire flambant neuf de l’édition Delpire 1958, pour un prix dérisoire (150 Fr) chez un bouquiniste de la rue de Seine. L’ouvrage était déjà recherché et valait beaucoup plus que cela.

J’en termine avec le commencement de l’exposition consacrée à Frank, à savoir la projection du beau film de Laura Israel, L’Amérique dans le viseur, diffusé récemment sur Arte et que j’ai revu avec un grand plaisir presque dans son intégralité.

 

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Une des photographies inédite de Robert Frank, New York 1950 (vue d’exposition).

Je n’ai malheureusement pas vu l’exposition de Taysir Banitji, artiste palestinien (de Gaza) vivant en France, qui est allé photographier ses cousins d’Amérique et leurs parcours divers entre exil et intégration. On peut lire à ce sujet le billet de Marc Lenot qui considère cette exposition comme la plus importante des Rencontres cette année. Mais j’ai vu le dernier volet de cet ensemble America, great again !, le travail de Laura Henno qui s’intéresse à l‘Amérique déchue, et plus particulièrement à une communauté de petits Blancs perdus au milieu du désert californien, à Slab City, une ancienne base de l’armée américaine. Ce ne sont pas des premiers de cordée, ni des vainqueurs, mais des paumés gentils dont la foi (qui peut tourner à la folie, voir le jeune évangéliste) semble être le seul radeau. Les photos de Rédemption, baignées pour la plupart d’une lumière douce de fin de journée, montrent une certaine empathie pour ces gens qui semblent incarner un mauvais avatar du rêve hippie des années 60, mais j’ai particulièrement aimé le film vidéo qui montre bien la médiocrité quotidienne de ces existences, avec ce très beau plan final de deux gamins (un garçon et une fille) qui attendent au petit matin, assis sur le bord de la route, the yellow bus qui va les emmener à l’école et leur proposer peut-être une autre ouverture sur le monde, loin de East Jesus ou de Salvation Mountain qui semblent être les hauts lieux de cette pauvre et aride Terre promise. 
Cela me rappelle ma traversée des Etats-Unis en 1985, lorsque arrivant à Red Mountain CA., une ancienne cité minière, sorte de ville fantôme où résident encore une centaine de personnes, je m’arrêtai au Silver dollar saloon, attiré par le néon coloré de l’enseigne. Là, au milieu de l’après-midi, une poignée de désœuvrés tiennent le comptoir, parmi lesquelles Carl Swanson, un vieux chercheur d’or et d’argent, qui a racheté une mine désaffectée et qui vit dans un mobile home au pied de son chevalement de bois ; et Dottie Pau qui vit dans une caravane à proximité de la mine de Carl et s’occupe à Randsburg, juste à côté, d’une feuille de chou locale qui parait de temps à autre. On m’offre un premier verre de whisky, ou plutôt de Bourbon, puis un second, puis c’est ma tournée… et cela durera jusqu’à plus soif, si je puis dire, jusqu’au moment où, par sécurité, l’atmosphère du saloon commençant à devenir  tendue, Carl m’invitera à passer la nuit dans son mobile home. Le lendemain matin, je ferai un portrait de Carl, puis de Dottie dans sa caravane, et là, elle me répétera ce qu’elle m’avait déjà dit la veille : « If we live here, it’s just because we are all losers ». Elle avait une vision sans complaisance de cette petite communauté, et je me souviens aussi de sa remarque, à un moment (nous étions dans le saloon) sur le fait qu’aucun Noir ne prendrait le risque de rentrer ici, et encore moins de s’installer à Red Mountain. C’est une partie de l’Amérique qui a du voter pour Trump, nostalgique d’une Amérique blanche et des temps pionniers : America, great again !

IMG_2334 copie.jpgRédemption, film vidéo de Laura Henno, 2016 (projection et exposition à la commanderie Sainte-Luce).

 

Je rajouterai à cette liste d’expositions made in USA, celle consacrée à Paul Fusco qui, si elle participe d’un autre thème des rencontres, Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi !, n’en parle pas moins d’une Amérique qui là m’émeut profondément. Celle qui honore, toutes couleurs et toutes classes mêlées, la dépouille de Robert Francis Kennedy, assassiné en Californie, et qu’un train funéraire transporte de New York à Washington. Ce travail magnifique de Paul Fusco, photographe peu médiatique de Magnum, a été longtemps ignoré, et il n’est ressorti qu’à la fin des années 90 dans un magazine, George, dont le rédacteur en chef était John Kennedy Jr., avant d’être exposé à la Photographer’s Gallery à Londres. J’ai pour ma part dans ma bibliothèque le catalogue (de petit format, mais très bien imprimé), publié par Magnum et Umbrage en 2000. Aperture produira un livre beaucoup plus complet en 2008 pour le quarantième anniversaire de son assassinat, et Textuel vient de sortir un nouveau livre pour accompagner la présentation de ce travail à Arles. C’est en fait l’acquisition par le Museum of Modern Art de San Francisco (sous la direction de Clément Chéroux, commissaire de l’exposition) de 150 tirages appartenant à Magnum qui nous permet de voir enfin les images “en vrai“, avec de très beaux tirages. Cette Amérique-là m’émeut, physiquement, car c’est l’Amérique des années 60, une décennie exceptionnelle sur le plan intellectuel, culturel, artistique, où tout aurait pu basculer si le double assassinat, à quelques mois d’intervalle, de Martin Luther King et de Robert Kennedy ne l’avait ramenée à d’autres contingences. Woodstock a lieu l’année suivante, en 1969, c’est à la fois l’acmé et le chant du cygne d’une époque. Les années suivantes vont être minées par la guerre du Viet Nam qui ne cesse de prendre de l’ampleur et de déchirer le pays avant d’amener l’élection de Richard Nixon, surnommé Tricky Dick.

IMG_2529 copie.jpg             Paul Fusco, RFK Funeral Train, 1968 (vue d’exposition, détail).

IMG_2531 copie.jpgPaul Fusco, RFK Funeral Train, 1968 (vue d’exposition, détail).

Mais revenons à l’exposition. Ces photographies ne nous déçoivent pas, elles sont au contraire encore plus poignantes, et l’on sent bien, au-delà de la curiosité de la foule qui s’assemble pour voir passer le convoi, la tristesse, la douleur, le désespoir de la plupart d’entre eux. Ils savent bien qu’avec ce dernier assassinat politique de la décennie, c’est un peu le projet d’une démocratie plus harmonieuse (le vrai rêve américain ?) qui s’efface.
L’exposition est en trois volets : le travail de Fusco est complété par un travail de recherche d’archives photographiques, mené par Reine Jelle Terpstra, un photographe hollandais, qui va enquêter tout le long du trajet pour retrouver des photographies d’amateur, prises ce même jour, comme un contrepoint au regard de Paul Fusco. A première vue, il n’y a rien à voir comme dirait Daniel Arasse, mais c’est ça justement qui est intéressant : un train flou dont on ne voit nul passager, des hélicoptères dans le ciel, quelques personnes et silhouettes le long des voies… Cette pauvreté photographique en dit beaucoup sur la difficulté à photographier et à maitriser ses émotions ; mais il est fort probable que, aujourd’hui, devant un événement similaire, l’avènement du numérique et des smartphones permette d’envisager un rendu complètement différent. Ce qu’il serait intéressant aussi de faire (dans l’esprit par exemple des projets de David Campany), ce serait d’aller rechercher les archives des photographes de presse locaux, et il y en a sans doute eu un certain nombre ayant documenté l’évènement.

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Page d’album retrouvée par Reine Jelle Terpstra

Le troisième volet est un film de l’artiste français Philippe Parreno qui a loué un train et quelques kilomètres de voie ferrée pour reconstituer (avec les habits de l’époque) quelques scènes immortalisées dans les photographies de Fusco. Bon, je sais, pour avoir échangé avec quelques-uns de mes camarades, qu’ils sont pour la plupart très critiques, considérant qu’il ne s’agit-là, pour reprendre le terme de Marc Lenot, que d’une « mélancolie esthétisante ». Suis-je bon public ? étais-je exténué par mon parcours arlésien ? Je ne sais. En tout état de cause, cette projection venait conclure deux après-midi intenses à aller d’une exposition à l’autre, la salle de projection était climatisée, la moquette confortable, ma femme et moi nous nous assis, appuyés contre un mur, et nous nous sommes laissés transporter au rythme du ta ga dak ta ga dak du train…

 

Et ailleurs ?

Ailleurs, c’est dans le Nord de l’Angleterre et en Ecosse avec North End, le travail de Géraldine Lay dont j’aime la façon de capter la lumière sur les visages et les corps des gens qu’elle photographie dans la rue, dans des cafés ou chez eux (cela rappelle un peu, flash en moins, les photographies de Philippe Lorca di Corcia). J’aime aussi sa palette de couleurs, malheureusement mal mise en valeur par le lieu d’exposition à l’éclairage pauvre (et peut-être aussi par les tirages que j’ai trouvés un peu terne). On peut s’en remettre au beau livre publié chez Actes-Sud.

L’occasion de faire un court aparté sur la question des lieux : la perte définitive pour les Rencontres des ateliers SNCF, désormais dévolus aux grandes œuvres de la Fondation Luma (il n’est resté cette année que l’atelier des Forges où était présenté Paul Fusco, ainsi que le très beau travail d’Ann Ray sur l’univers d’Alexander (Lee) McQueen), oblige Sam Stourdzé à trouver d’autres lieux pour compenser ce manque. Dans les ateliers ante-Luma, il faisait souvent très chaud et il fallait faire avec des murs qui avaient leur histoire mais qui étaient beaux, et surtout le volume était formidable. Dans les nouveaux locaux trouvés ces deux dernières années (Ground Control, Monoprix, la maison des Peintres, Croisières etc.), il fait tout aussi chaud, les murs lacérés sont tristes, l’éclairage souvent miteux et les salles (voire les pièces, puisqu’il s’agit souvent d’anciennes habitations abandonnées), trop souvent ridiculement petites ou basses de plafond, « cassent »   les expos, les resserrent, les étouffent et ne permettent pas de présenter de trop grands formats (quelle différence entre la présentation du prix Pictet cette année et les présentations précédentes !). Et l’on a perdu cette année ce bel espace qu’était l’ancien cinéma Le Capitole, pourtant rénové en 2015 ! Je sais que c’est un vrai dilemme pour les responsables des Rencontres. Il ne s’agit pas de leur jeter la pierre, ils font de leur mieux avec ce qu’ils trouvent et ce qu’on leur propose, je suppose, mais des espaces de bric et de broc, il y en a plein les festivals aujourd’hui, et Arles se doit de montrer la photographie autrement pour rester le festival de référence, sans qu’il soit pour autant obligatoire d’imiter l’univers aseptisé de la Fondation Luma.

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Méridiens, action collective contre la censure de Tropique du Capricorne d’Henry Miller. Ali Taptik, 2011.

Ailleurs, c’est aussi Le monde tel qu’il va (je rajoute : mal !), titre d’un ensemble d’expositions présenté cette année. C’est en Turquie par exemple, où des photographes et des artistes tentent de résister à la censure et au carcan idéologique d’Erdogan. L’exposition Une colonne de fumée, regards sur la scène contemporaine turque, est bienvenue, elle montre comment l’Art, en jouant sur d’autres scènes et d’autres réseaux, est la réponse alternative à la censure exercée sur tous les médias classiques. Au risque de devoir parfois emprunter des chemins de traverse métaphoriques pour contourner les obstacles. Au mur d’écrans des discours d’Erdogan (hallucinants parfois lorsqu’on écoute bien ce qu’il dit) répondent les images de la nuit stambouliote, où des combats de chiens et des joutes homosexuelles sont photographiés dans un style d’agatesque (Contrôle de Çagdas Erdogan) ; les pages censurées et caviardées, de la traduction turque de Tropique du Capricorne d’Henry Miller, publiées par un collectif d’éditeurs qui reprennent dans l’introduction les attendus du jugement… avec les passages censurés (Ali Taptik) ; ou les dommages collatéraux au Kurdistan turque de la guerre en Syrie (Qu’est-ce qui fait une guerre ? de Furkan Temir) etc.

IMG_2463 copie.jpg        Furkan Temir, Qu’est-ce qui fait une guerre ?, 2016 (vue d’exposition).

Ailleurs, c’est en Tchéchénie où trois photographes russes et ukrainiennes (Olga Kravets, Maria Morina et Oksana Yushko) ont documenté sur dix ans la montée au pouvoir de Ramzan Kadirov et la transformation de cette petite république “belliqueuse“ en une une sorte de caricature grotesque (et islamisée pour la forme) de la Russie de Poutine. Le travail est passionnant sur un plan documentaire (j’ai passé beaucoup de temps à lire les légendes), mais on est en droit de se poser de vraies questions sur la pertinence photographique de ce travail. Il ne m’a pas semblé distinguer les images respectives des unes et des autres, et je me demande si ce n’est pas un travers plus général chez une nouvelle génération de reporters qui privilégie l’immédiateté et la facilité de la prise de vue numérique à une réflexion plus poussée sur la forme et le contenu des images. Je pense que si ce projet n’avait pas été lauréat du Dummy Book Award l’année dernière, il aurait eu davantage sa place à  Visa pour l’image à Perpignan (le livre est édité chez Filigranes) .

Ailleurs, c’est en Chine avec la très subtile vidéo de Yingguang Guo qui filme en caméra cachée, dans un parc de Shanghai où “s’arrangent“ les mariages, les réactions des badauds qui découvrent sa propre demande en mariage, elle qui a dépassé l’âge normalement requis en Chine. C’est amusant et triste à la fois. Ce sont aussi les photographies de Feng Li qui traque dans les rues de Chengdu, dans une pays en voie d’acculturation rapide,  les nouveaux Chinois affublés des oripeaux de la modernité. S’il est possible de continuer à photographier en toute liberté (ce qui est loin d’être joué), la Chine pourrait devenir le nouvel Eldorado des photographes en quête d’excentricités.

 

IMG_2365 copie.jpg         Feng Li, Nuit blanche (vue d’exposition).

Ailleurs, c’est le nouveau Prix Découverte, et particulièrement la Roumanie, avec le travail d’Anton Roland Laub qui s’est intéressé au déplacement physique dans Bucarest, sur des distances ridicules, d’églises orthodoxes (et d’une synagogue) sous l’ère Ceaucescu, comme une sorte de comble de l’abrutissement ubuesque du Conducator ! Cela aurait été mon choix, si j’avais pu voter. J’ai bien aimé également le travail de la jeune photographe polonaise Wiktoria Woiciechowska (travail que j’avais déjà vu au Cacp Villa Pérochon de Niort) qui s’est intéressée au front de guerre en Ukraine. Par contre, je n’ai absolument pas compris le travail de celle qui a reçu le prix, Paulien Olthenten, représentée par les Filles du Calvaire, qui a « essayé son regard « sur le quartier de La Défense…

Ailleurs, c’est partout avec Les Pyramides imaginaires de René Burri, dont on nous montre le tropisme triangulaire et conique de ce photographe sympathique qui avait un côté touche-à-tout et ne cessait de remplir des carnets de dessin lorsqu’il voyageait. Je me souviens avoir déjà vu certains de ses dessins et collages, il y a bien longtemps, au Palais de Tokyo, lorsque Robert Delpire, son ami, l’y avait exposé.

Ailleurs, c’est un peu en arrière dans le temps, avec une belle exposition (qui s’imposait !) consacrée à mai 68 (1968, quelle Histoire!) sur un commissariat de Bernadette Caille. Où l’on s’aperçoit que les photographes de la police n’étaient pas des manchots, qu’il n’y avait pas que Gilles Caron et Claude Raymond-Dityvon sur les barricades, que Doisneau avait encore l’œil vif et que toutes ces images iconiques, lorsqu’elles sont retravaillées par un artiste comme Marcelo Brodsky, peuvent avoir de multiples vies.

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         1968, quelle histoire ! Archives de la préfecture de police de Paris.

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Tiens ! Un Doisneau, bon pied, bon œil, Paris, mai 1968 (vue d’exposition)

 

Ailleurs, c’est aussi dans le temps futur, la promesse terrible et effrayante de l’humanité augmentée avec une approche esthétique de Mathieu Gafsou, parfaitement raccord au sujet, aussi froide et parfaite que le monde transhumaniste qui nous est promis.

Pour se remettre de cette clinicité, on terminera sur un ailleurs (révolu) de stupre et de fornication avec les délicats petits tirages de Jane Evelyn Atwood qui a photographié dans les années soixante-dix (soit bien après Christer Strömholm) les transsexuels de Pigalle, ; et les non moins subtils tirages de Joan Colom qui a, lui, photographié le Barrio Chino, le quartier des prostituées de Barcelone. Sur ce, vive l’ancien monde et à l’année prochaine !

IMG_2496 copie.jpgAccrochage de Jane Evelyn Atwood à partir d’un album de travail réalisé à l’époque des photographies, Paris, Pigalle, années 70 (vue d’exposition).

 

PS: J’ai vu aussi quelques mauvaises expositions, mais trop en coup de vent pour pouvoir en parler : le travail décevant sur Auroville (je connais l’endroit) qui aurait mérité un traitement plus critique. Auroville qui est une utopie qui a beaucoup intéressé les Français dans les années 70-80, est désormais dirigée par une communauté allemande très présente et très impliquée dans des projets architecturaux et scientifiques New Age. Je soupçonne les deux artistes, Christoph Draeger et Heidrun Holzfeind, plus architectes que photographes, et eux-mêmes allemands, de n’y être pas insensibles. Déçu également par l’exposition d’Abdel Abdessemed, dont j’ai vu de meilleures installations et qui semble arriver dans ce parcours arlésien comme un cheveu sur la soupe. Mais l’exposition la plus médiocre (du moins parmi celles que j’ai vues) est à mettre sans conteste au crédit de Pasha Rafiy qui, sous prétexte de n’avoir pu réaliser un portrait de Trump, nous inflige quelques portraits affligeants de gens sans intérêt, et en grand format de plus (par contre, la moquette de la chapelle de la Charité mérite le détour).

IMG_2374 copie.jpgStupre et fornication, en 2016, j’avais ouvert mon billet arlésien par une photo d’Aleksey d’Halvcyon affublée d’un godemichet ; cette année, ce sont des concombres !

 

¢ Thierry Girard 2018


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