De l’observation des paysages

OPP Bremendelle 09 © Thierry Girard

L’observatoire photographique du paysage est né en 1991 à l’initiative du ministère de l’environnement. Il a pour objectif de « constituer un fonds de séries photographiques qui permette d’analyser les mécanismes et les facteurs de transformations des espaces ainsi que les rôles des différents acteurs qui en sont la cause, de façon à orienter favorablement l’évolution des paysages ».

Il s’inscrit alors dans la suite et la logique de la mission photographique de la Datar (1984-1988), mais il s’en distingue également en se voulant avant tout un outil de réflexion sur l’état et l’évolution des paysages plutôt qu’une proposition esthétique sur la représentation du paysage. Cependant, l’équipe qui met en place pour le ministère cette « mission » observatoire s’adresse, comme pour la mission Datar, à des photographes reconnus comme auteurs ; et pour bien montrer la continuité entre les deux missions, cinq des six premiers observatoires sont confiés, entre 1992 et 1994, à des photographes qui ont déjà participé à la mission photographique de la Datar : Sophie Ristelhueber, Raymond Depardon, Alain Ceccaroli, Dominique Auerbacher, John Davies. Le “petit nouveau“ est alors Thibaut Cuisset.

OPP Bremendell 97 © Thierry GirardPoint de vue n°10. La Bremendell, commune de Sturzelbronn, Moselle. 1er mars 1997.

Une zone de loisirs dans un paysage magnifique à la limite de la frontière avec l’Allemagne. Dépôt sauvage de caravanes au fond d’une grande prairie.

En 1997, une deuxième fournée comprend, entre autres, Gilbert Fastenaekens, Anne-Marie Filaire, Jacques Vilet, Gérard Dalla Santa… Et moi-même, pour un observatoire sur le parc naturel des Vosges du Nord, soit un territoire de plus de cent communes, partagé entre la Moselle et le Bas-Rhin et jouxtant la frontière avec l’Allemagne.

En tout, ce sont aujourd’hui dix-neuf itinéraires officiellement adoubés et soutenus par le ministère qui constituent ce qui se nomme désormais l’observatoire photographique national du paysage (ONPP). Chaque itinéraire constitue un OPP (observatoire photographique du paysage) et résulte d’un accord entre le ministère et des partenaires locaux (parcs naturels, Caue, Diren etc.). Mais d’autres observatoires se sont créés depuis en reprenant le même principe, sur des initiatives strictement locales.

In fine, l’ambition du ministère à l’aube de cette nouvelle mission est de constituer un corpus photographique très large qui fasse, sur le plan artistique, autant référence que la mission précitée de la Datar, et qui ait l’avantage par rapport à celle-ci d’être en plus un véritable outil d’analyse permettant d’agir sur des problématiques paysagères précises en orientant les actions visant à la transformation des paysages. Seulement, sur le plan artistique, la contrainte et la rigueur méthodologiques, inhérentes à la problématique observatoire, ont tendance à réduire le désir d’expérimentation esthétique et à uniformiser les styles, ce qui, en fin de compte, va obliger les auteurs à faire preuve d’un peu d’humilité en se soumettant à la contrainte d’une commande très particulière plutôt qu’en soumettant la commande à leur seul ego artistique.

OPP Bremendell 09 © Thierry GirardPoint de vue n°10. La Bremendell, commune de Sturzelbronn, Moselle. 4 mars 2009.

Je dois avouer que, dans un premier temps, j’ai trouvé la contrainte un peu sévère et restrictive, mais je me suis vite pris au jeu, au point même d’y trouver une forme de resourcement de mon travail. De fait, toute la difficulté et le challenge, le défi qu’il faut relever, c’est de pouvoir concilier la précision documentaire exigée avec des situations photographiques susceptibles de générer des images qui existent par elles-mêmes et qui possèdent leur propre sidération, au-delà ou en-dehors de la problématique paysagère qu’elles sont censées représenter. Je reprends ci-dessous une partie du texte que j’ai écrit pour le livre Vosges du Nord paru en 2004 aux éditions Les Imaginayres. Ce livre est, à ce jour, le seul qui fasse le bilan de huit années de travail sur un observatoire. Ces extraits permettent de mieux saisir la manière dont j’ai pu intégrer cette commande dans mon travail d’auteur :

(…)
Lorsque le Ministère de l’Environnement m’a proposé de travailler sur l’Observatoire photographique du paysage, j’ai tout de suite accepté, car cette sollicitation intervenait à un moment où, après avoir longuement photographié des paysages de plus en plus dépouillés et austères, il me semblait nécessaire de retrouver des paysages plus proches de notre quotidien, des paysages ordinaires en quelque sorte, qu’il me faudrait alors traiter avec moins d’affect, plus de distance, retrouvant ainsi, enrichie de mes expériences récentes, cette tradition de la photographie documentaire dont je suis issu.
Il m’a été possible de choisir entre plusieurs territoires, tous étant peu ou prou éloignés de ma région d’attache. Il s’agissait en quelque sorte d’être dépaysé afin qu’une trop bonne connaissance du terrain ne vienne affadir la curiosité, émousser le sens critique et atténuer le plaisir de la découverte. Parmi tous ces territoires figurait le Parc naturel régional des Vosges du Nord et j’ai privilégié d’emblée ce choix. Certes je connaissais déjà un peu la région pour l’avoir traversée lors d’un travail déjà ancien sur la frontière, mais j’étais surtout attiré par ce qui me semblait être une grande diversité de situations : des villages ruraux ou industriels appartenant à des cultures architecturales différentes et reliés entre eux par un espace agricole et forestier d’une qualité remarquable.
Ce n’est certes pas un hasard non plus si ma première session de travail dans les Vosges du Nord, en février 1997, a précédé de quelques semaines mon départ pour le Japon où il était entendu que je fasse un travail en couleur sur ce continuum urbain qui s’étend sur près de 500 kilomètres, entre Tokyo et Kyoto. Après quelques années d’ascèse, il y avait dans cette conjonction de travaux à venir le désir d’un retour dans le vif du monde.

OPP Langensoultzbach 97 © Thierry GirardPoint de vue n° 52. Langensoultzbach, Bas-Rhin. 26 février 1997.

(…)
Le photographe d’observatoire doit se contraindre à déterminer des points de vue reconductibles, donc faciles à retrouver et à réactiver année après année, ce qui annule de fait les photographies prises au milieu des bois ou sur un chemin de crête difficile d’accès… Ces points de vue doivent être également communs, c’est-à-dire accessibles à tous et reconnaissables par tous.
Dans la détermination de ces points de vue, il faut tenir compte d’un cahier des charges, soit tout un ensemble de problématiques paysagères qui permettent d’évaluer l’évolution significative d’un site ou d’un espace : ses modifications lentes ou rapides, soudaines, prévisibles, incongrues, espérées ou redoutées…
Les questions ainsi soulevées, parfois de manière subreptice, nous concernent tous, que nous soyons extérieurs à ce paysage ou que nous en fassions partie parce que nous y habitons ou que nous y exerçons notre profession. Mais l’Observatoire n’est pas un tribunal et le photographe n’est pas un huissier : il ne s’agit ni de photographier le doigt tendu en étant dans la dénonciation et l’accablement du paysage, ni, dans le sens contraire, de privilégier une dérive emphatique et idéalisante. Le photographe ne juge pas mais son travail rigoureux, documenté, active le questionnement du paysage.
Nous sommes ici dans la situation du paysage du bord de la route et des rues, avec ses bonheurs et ses médiocrités, ses résistances et ses abandons. Rien n’est jamais définitif, tout peut se bonifier ou déchoir, ou rester stable : le paysage est le reflet de notre mode de vie, de nos comportements, de notre exigence ou de notre négligence au quotidien ; mais il est vrai aussi que son évolution structurelle et ses transformations les plus radicales sont le fait de décisions qui nous échappent le plus souvent parce qu’elles relèvent de choix politiques, administratifs, économiques ou industriels sur lesquels le citoyen n’a que peu de prise.

OPP Langensoultzbach 09 © Thierry GirardPoint de vue n° 52. Langensoultzbach, Bas-Rhin. 7 mars 2009.

(…)
Ainsi, alors que ce livre s’inscrit au début de la huitième année de travail, il me semble évident que les images qui comptent le plus pour moi sont celles qui concilient au mieux les contraintes et les critères objectifs de l’Observatoire avec une autre dimension qui serait en quelque sorte un observatoire du visible, une interrogation de la visibilité des choses et de leur lisibilité.
Le plaisir que je peux avoir, année après année, à revenir sur certains lieux n’est pas seulement lié à la surprise éventuelle de voir apparaître ou disparaître certaines formes ou certains objets du paysage par le fait de l’action humaine (ou de son absence); non, ce qui m’intrigue le plus c’est de faire face globalement au même paysage, retrouvant avec attention les éléments qui me permettent de le recomposer de la manière la plus précise possible, en sachant que plus tard, lorsque apparaîtra sous l’agrandisseur l’image de la dernière prise de vue, ce sera aussi en quelque sorte un autre paysage, un paysage différent des précédents : ici, un ciel bleu a remplacé un ciel nuageux ; là, la lumière du matin, celle du midi ou celle du soir, voile ou dévoile différemment les choses; quand il ne s’agit pas des écarts à l’intérieur d’une même saison, ainsi entre l’automne encore plein de l’été et celui qui annonce déjà l’hiver.
Alors saille et jaillit dans l’image quelque chose qui était là, qui existait mais qu’on ne voyait pas. Et inversement, d’autres objets du paysage s’effacent. Peu importe qu’ils soient importants ou triviaux, mais pour certains d’entre eux, ceux que j’appellerais les amers de ce paysage des Vosges du Nord (je pense notamment à ces éperons rocheux, ces grès ruineux qui en sont un peu le blason) leur présence vive ou occultée peut modifier d’un coup la structure même du paysage et l’identification que l’on peut avoir de celui-ci.

Cette question de la visibilité est une question essentielle : existe-t-il un moment décisif du paysage documentaire qui serait le fruit de conditions parfaites de réalisation et qui ferait que telle ou telle image dans une série soit manifestement supérieure aux autres, parce qu’elles mettraient les choses plus à nu, plus à vif, plus observables en quelque sorte ? Ou doit-on considérer que l’image première, l’image originelle, est, quelle que soit la perfection des images suivantes, l’image de référence qui doit à elle seule satisfaire tous les critères de l’exigence esthétique ? Ou, peut-être encore, ne vaut-il pas mieux admettre que la force d’un point de vue, c’est qu’on ne peut pas en changer et qu’il ne sert à rien de tourner son appareil de quelques degrés dans un sens ou dans un autre en espérant attraper quelque chose de neuf : à l’expérience, ça ne fonctionne pas. Le point de vue originel est presque toujours le bon, il est unique et irrémédiable, mais chaque image, chaque reconduction est différente, et c’est ce jeu du discernement, de la re-présentation ou de la non-présentation des choses qui génère pour le photographe le plaisir de revenir et d’être là, d’une saison à l’autre.

J’ai donc repris cet observatoire en 2009 après trois années d’interruption. La publication du livre Vosges du Nord en 2004  avait paradoxalement engendré l’effet contraire de ce que nous souhaitions alors. Ce livre-bilan, accompagné d’un Cd-Rom sur lequel se trouvait l’ensemble des prises de vue réalisées depuis 1997 (avec leur positionnement géographique), devait nous permettre de faire évoluer l’observatoire sur des bases élargies et réactualisées. Mais certains édiles ne décoléraient pas depuis des années sur ce « machin » (dixit une élue régionale) qui portait atteinte à l’image de leur Région, alors que le principe même de l’observatoire n’est pas de flatter les élus en brossant l’image de leur territoire dans le sens du poil, ni de servir de banque d’images aux offices de tourisme, mais d’amener ces mêmes élus à réfléchir à certains dysfonctionnements possibles de leur territoire et à mesurer l’écart entre leurs politiques (ou absence de politiques !), leurs discours convenus et répétitifs, et la réalité des faits sur le terrain. Bref, la tentation était grande de leur part de mettre fin une fois pour toutes à cette « méchante affaire ». Marc Hoffsess, alors directeur du parc naturel régional des Vosges du Nord, opérateur principal de l’observatoire, a réussi à sauver la “saison“ 2005, mais les crédits ont été coupés pour la “saison“ 2006.

Depuis lors, le ministère a décidé d’établir un bilan de l’ensemble des observatoires afin de pérenniser l’action entreprise et d’envisager les modalités de sa poursuite malgré d’autres priorités affichées au sein de ce qui est devenu le MEDAD. Il s’est avéré que l’étude a porté sur quelques observatoires types dont celui des Vosges du Nord. Le ministère a été agréablement surpris de constater que cet observatoire était considéré par nombre de responsables et de techniciens du parc naturel comme un outil indispensable à la compréhension de leurs paysages, se référant régulièrement à des photographies précises pour orienter certaines de leurs décisions, dans le cadre notamment de la réécriture de la charte du parc. Du coup, l’OPP des Vosges du Nord fait partie de ceux dont la continuation a été jugée prioritaire ; et à défaut d’un soutien des Régions concernées, c’est à nouveau l’État, via les Diren, qui fait l’effort nécessaire pour financer une nouvelle campagne photographique sur deux années, avec l’espoir de pouvoir prolonger au moins trois années supplémentaires afin de disposer d’un nouveau corpus suffisamment éloquent.

Extraits de mon Journal de travail :

Lundi 2 mars

Quitté mon île vers 10h30. Traversée directe d’ouest en est, sans passer par Paris. Mille kilomètres de porte à porte, arrivé un peu épuisé.
La nuit tombe lorsque j’arrive en Moselle. Entre Bitche et Obersteinbach, la route traverse la forêt. Je m’attends à rencontrer une harde de sangliers, un cerf hautain ou des chevreuils effrayés, mais rien de tout cela, la forêt semble désertée de ses habitants. L’étrange sensation de retrouver un paysage familier. Comme un retour d’exil après quatre années « d’interdiction de séjour »… Un bonheur diffus. Mes amis m’attendent. Ma place à table, comme il y a quatre ans et toutes les années précédentes. Un bon vin d’Alsace dans les verres.

Mardi 3 mars

Rendez-vous à La Petite-Pierre. Retrouvailles chaleureuses avec Pascal Demoulin, l’architecte du parc, et Éric Brua, le nouveau directeur. Je sens, de leur côté, mais aussi du côté du nouveau président du Parc, un jeune élu lorrain, un vrai désir de reprendre cet observatoire, avec l’espoir de le prolonger et de lui donner encore plus de visibilité. De toute façon, mes principaux interlocuteurs au parc ont toujours défendu le fait qu’ils considéraient l’observatoire comme un formidable outil d’analyse et de compréhension de la qualité des paysages. On évoque une expo « artistique » d’ici deux ans, un nouveau livre à échéance de cinq ans ; et peut-être un regard complémentaire sur le parc allemand jumeau, de l’autre côté de la frontière. Toutes choses qui ne peuvent que m’inciter à repartir de plus belle.

L’après-midi, Pascal me sert d’assistant. Peu de photos, mais des repérages pour de nouveaux points de vue : l’entrée et la sortie du Tgv dans la montagne entre Phalsbourg et Ernolsheim ; un lotissement à Lohr ; des éoliennes prévues à Dehlingen. L’occasion aussi de reconduire en couleur des points de vue anciens originellement en noir et blanc, ce qui constitue aussi l’un des enjeux de cette deuxième phase de l’observatoire.

OPP Lemberg 09 © Thierry GirardProposition de nouveau point de vue. Lemberg, Moselle. 4 mars 2009.

L’introduction de la couleur dans cet observatoire permet entre autres de pointer de nouvelles préoccupations paysagères. Ainsi, dans ces régions où il est de tradition d’avoir des façades colorées, l’usage voulait que l’on utilise des couleurs pastels et discrètes, constituées à l’origine de pigments naturels et de chaux. Depuis quelques années, une sorte de “challenge » s’est installée —particulièrement dans les nouveaux lotissements, mais parfois aussi en plein centre ville, comme ici à Lemberg— pour savoir qui aurait la façade la plus pétante avec les couleurs les plus franches, les plus acidulées et les plus artificielles. La nouvelle charte du parc prévoit justement de recommander aux municipalités une charte des couleurs.

Mercredi 4 mars

Belle journée en perspective. La brume se lève sous un ciel clair alors que la tempête fait rage sur l’Ouest. Je sens qu’il faut que j’abatte le plus possible de travail car la météo annonce la pluie pour la fin de la journée.
Je commence en fait par mon itinéraire favori, en allant vers la Lorraine à travers la forêt : les ruines de la Lutzelhardt, le carrefour des ruines de Rothenbourg, les étangs de la Moosbach dans la forêt domaniale de Sturzelbronn etc. Jusqu’à Saint-Louis-lès-Bitche où ça a enfin bougé autour de la cristallerie après des années inertes ! J’arrive à faire dix points de vue dans la journée, ce qui est presque un record. D’autant plus que le fait de reconduire à la chambre des photographies prises initialement au 6 x 7 ne rend pas la tache aisée, non pas tant parce que l’image est inversée, mais parce qu’il faut repérer zone par zone alors que l’œil collé sur le viseur du réflex on peut ajuster plus rapidement les choses. Difficulté accentuée aussi par le léger écart de focale entre le 75 mm du 6 x 7 et le 120 mm du 4 x 5, écart qui ne se ressent pas tant sur le centre de l’image (un très léger décalage entre le premier et l’arrière-plan qui ne change rien à la lisibilité de l’image ni à sa structure générale), mais sur les bords qui attrapent un peu de hors-champ, ce qui au fond n’est pas plus mal. Et je prends surtout un réel plaisir à retrouver mes points de vue “embellis “ par la beauté de leur image sur le verre dépoli. Je crains que nul appareil numérique, aussi sophistiqué soit-il, ne puisse jamais soutenir cette comparaison de l’image qui s’offre ainsi sur un dépoli.

OPP Rothenbourg 97 © Thierry GirardPoint de vue n°11. Carrefour des ruines de Rothenbourg, commune de Phillipsbourg, Moselle. 2 mars 1997.

OPP Rothenbourg 09 © Thierry GirardPoint de vue n°11. Carrefour des ruines de Rothenbourg, commune de Phillipsbourg, Moselle. 4 mars 2009.

Reboisement de résineux après une coupe rase ouvrant le paysage dans une zone de randonnées pédestres et de cyclotourisme.
Fermeture progressive du paysage. Non-entretien du sous-bois au pied du Rothenberg (apparition de branchages en premier plan).
La ligne des monts encore visible en 2004 ne l’est plus aujourd’hui. Pas de modification des abords du parking “sauvage”.


OPP Saint-Louis 97 © Thierry GirardPoint de vue n°13. Saint-Louis-lès-Bitche, Moselle. 2 mars 1997.

QPP Saint-Louis-lès-Bitche 09 © Thierry GirardPoint de vue n°13. Saint-Louis-lès-Bitche, Moselle. 4 mars 2009.

Pendant dix ans, rien n’a bougé, jusqu’à ce qu’un des bâtiments de la cristallerie soit détruit. En arrière-plan, l’espace entre les maisons ouvrières traditionnelles va se remplir peu à peu de nouvelles habitations.

Jeudi 5 mars

Hier, le ciel s’était brouillé en fin d’après-midi avec quelques petites gouttes de pluie. Ce matin, la pluie est lourde et continue. Impossible d’envisager quoi que ce soit, même avec un assistant et un parapluie. Je décide malgré tout d’aller revoir quelques points de vue pour voir ce qu’ils sont devenus. Ainsi, le point de vue de Wengelsbach —un autre de mes endroits favoris— est désormais caduc puisque la forêt, en tout premier plan, occulte complètement le grand paysage qui s’étendait depuis le parking du Zigeunerfelsen (le rocher des tsiganes).
Le Fleckenstein, nimbé de ses brumes habituelles, a l’air plus romantique que jamais, mais la forêt sous la pluie est d’une tristesse absolue.

OPP Wengelsbach 98 © Thierry GirardPoint de vue n°18. Wengelsbach depuis le Zigeunerfelsen, commune de Niedersteinbach, Bas-Rhin. 13 mars 1998.

Vendredi 6 mars

Pluie continue. Toujours rien à espérer. Une vaine tentative de sortie qui se solde par la chambre bien mouillée. Réfugié le reste de la journée dans la lecture d’un livre d’Anne-Marie Thiesse sur La Création des identités nationales : Europe XVIIIe – XXe siècles (Le Seuil – collection points). Une manière de préparer le projet européen que je suis en train de monter.
Livre très riche d’informations et d’analyses, surtout la première moitié sur les origines des identités nationales à partir de l’invention du mythe d’Ossian au milieu du XVIIIe. Le mouvement est né au départ d’esprits libéraux, démocrates, éclairés, soucieux d’échapper à la pensée unique du modèle classique gréco-romain, avant que l’échec de la Révolution libérale de 1848, puis la naissance des États et le resserrement des ethnies dans des frontières identitaires, et enfin la montée du pangermanisme autoritaire ne finissent par annoncer les catastrophes du XXe siècle.

Samedi 7 mars

Retour du beau temps, mais la matinée va être occupée par un point presse autour d’une table d’auberge à Obersteinbach. Thème : « Girard, le retour », ou plutôt « L’observatoire, phase II ». Il y a là le président du Parc, Mikael Weber, Pascal Demoulin, mes amis Josiane Podsiadlo & Dominique Wittmer, le correspondant des DNA, celle du Républicain Lorrain à Bitche, et trois vidéastes sympathiques qui vont filmer en continu l’heure et demie de papotage, plus une démonstration de prise de vue.
La correspondante lorraine a du mal à comprendre que l’observatoire n’est pas un constat d’huissier, elle pose beaucoup de questions qu’elle croit pertinentes, mais n’écoute pas les réponses… Nous verrons bien.
L’après-midi, je reprends le fil de mes reconductions. Belle lumière, mais qui s’affadit un peu trop tôt, m’obligeant à rentrer. De ce que j’ai pu faire, j’ai l’heureuse surprise de constater que le point de vue d’Ingwiller que Pascal et Éric pensaient caduc est encore actif.

OPP Ingwiller 97 © Thierry GirardPoint de vue n°4. Ingwiller, Bas-Rhin. 27 février 1997.

Transformation progressive du paysage urbain à proximité de la gare et du centre ville. Habitat dégradé. Aperçu général médiocre.
Évolution 1997-2005 :
Réhabilitation d’un immeuble ancien. Meilleur entretien général. Abattage des arbres anciens et nouvelle plantation.

OPP Ingwiller09 © Thierry GirardPoint de vue n°4. Ingwiller, Bas-Rhin. 7 mars 2009.

Depuis 2005, les principaux changements intervenus sont la présence d’une maison en construction sur la gauche, l’extension du parking de la gare en contrebas de la route, et la disparition des sapins en arrière du pont, à droite, laissant apparaître la façade rénovée d’une maison.

Dimanche 8 mars

Il pleut à nouveau, et pourtant, j’avais bien cru, au petit matin, que la journée serait amène… Juste le temps de prendre le petit déjeuner. J’en profite pour aller presque jusqu’au bout de mon livre avec cependant une nouvelle sortie, vaine. Au retour, je m’arrête à l’auberge. Christelle, la patronne, m’offre un café et une part de gâteau, et va chercher ses ”trésors” : des cartes postales, de vieilles photos de famille ou du village, les carnets d’un arrière-grand père allemand, chef de gare à Niederbronn, qui est resté en Alsace après la première Guerre. Il remplissait des carnets de dessins, de poésie, et d’écrits divers pour sa petite fille. Au passage, entre les pages, quelques photos de nazis, des neveux allemands sans doute… D’une génération à l’autre, on passe de l’Alsace allemande à l’Alsace française, et le folklore identitaire change, l’Alsacienne affublée de sa grande coiffe noire et de sa cocarde réapparaît, bien que cela fasse partie là aussi de ces inventions identitaires que l’on doit à la Révolution, à l’Empire puis à la République.

Lundi 9 mars

Éclaircies et giboulées. Je n’ai plus le choix. Il faut que je termine à tout prix pour être de retour le soir à Paris. Comme la pluie tombe (drue) par intermittences, je me bats avec la montre, mon parapluie chinois et mes peaux de chamois pour passer d’un point de vue à l’autre. Dans le Piémont, belle et heureuse éclaircie pour me laisser le temps de trouver les deux points de vue dans le paysage qui sera (quand ?) bouleversé par l’irruption du Tgv depuis le dessous de la montagne. J’ouvre mon parapluie pour protéger la chambre du vent vif qui risque de la faire trembler, mais je crains quand même pour la netteté de l’image.

OPP Ernolsheim 09 © Thierry GirardNouveau point de vue. Ernolsheim-lès-Saverne, Bas-Rhin. 9 mars 2009.

Dans ce paysage typique du Piémont où poussent encore les arbres fruitiers et où l’on peut voir des bancs-reposoirs — ici, au bord de la route, à l’ombre des arbres— va s’inscrire dans un futur proche la nouvelle ligne du Tgv Paris-Strasbourg.

La dernière prise de vue doit avoir lieu à Dehlingen, en Lorraine. Sur le plateau, il y a un projet d’éoliennes, contesté par les habitants, mais qui va finir par s’imposer. On est allé repérer les lieux l’autre jour avec Pascal et ce matin il m’a fourni le plan précis de leur emplacement. Lorsque j’arrive, il est trop tard pour espérer une ultime éclaircie. Le ciel est d’un vaste gris uniforme, le vent est violent, et la grêle proche. Je renonce en me disant que, cet automne, rien ne sera encore construit et qu’il sera encore temps de faire ce nouveau point de vue.

Une suite à cet article, De l’Observation des paysages n°2 (mars 2012) est accessible sur ce lien.


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