À propos d’Arcadia revisitée

 

Scène I • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène I • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Ce travail réalisé en 2011, mais qui vient seulement de faire l’objet d’un magnifique livre imprimé en 200 exemplaires et publié chez Trans Photographic Press (cf. les liens en fin d’article), est considéré par certains de mes amis comme a turning point. C’est possible, mais cela s’inscrit surtout dans une continuité qui ne remet pas en cause mes choix photographiques précédents, mais vise plutôt à les questionner, à les approfondir et à les revivifier.

Je reprends ci-dessous le texte que j’ai écrit pour la préface du livre, texte que je complète par un long développement qui éclaire (si possible !) mes choix et précise mes interrogations.

 

« Lorsque Jean-Luc Dorchies* m’a invité fin 2010 à photographier les vallées du Thouarsais dans le cadre de Figure imposée, il m’est apparu évident, bien avant d’avoir commencé les repérages, qu’il me fallait proposer autre chose qu’une simple collection de paysages pittoresques faits de vallées étroites et bocagères, de cours d’eau serpentins, de rives sylvestres, ponctués de ponts romans ou autres petites chapelles, moulins et digues. Pour un photographe engagé dans un travail sur la représentation du paysage contemporain tel que nous le façonnons, l’habitons et le négligeons souvent, une telle énumération pouvait au premier abord sembler redoutable, même si elle me ramenait à quelques pages récurrentes de mon parcours artistique, plus marquées par une recherche sur la dimension métaphorique du paysage, l’approche contemplative ou la question du Sublime.

Cette dimension particulièrement picturesque m’a été confirmée dès les premiers repérages qui me révèlent un paysage ancien – terme que je préfère à authentique qui ne signifie pas grand-chose – dont la représentation possible renvoie immédiatement à un imaginaire de la peinture de paysage. C’est de ce lien et de cette évidence qu’est né ce projet.

Scène V • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène V • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

L’histoire du paysage dans la peinture commence vraiment lorsque la veduta s’affranchit peu à peu de son acception strictement religieuse et s’ouvre sur d’autres représentations que celle, symbolique, de la Jérusalem céleste. Mais si, à la Renaissance, Joachim Patinir recouvre entièrement sa toile d’un paysage terrestre, habité et profane, celui-ci restera avant tout, pendant longtemps encore, le décor plus ou moins plausible d’une scène (mythologique, religieuse, rurale et villageoise, marine et portuaire, champêtre et saturnalienne), avant de devenir un objet pictural en soi avec Gainsborough, Turner, Friedrich, Corot, Courbet, l’école de Barbizon ou les Impressionnistes.

La photographie de paysage, jusque dans ses approches les plus contemporaines, est l’héritière de cette histoire et de cette tradition. Elle est tour à tour, selon les époques et les artistes, idéalisation, description, inventaire, sensation ou interrogation du monde. Ou tout cela un peu à la fois.

Et s’il me plaît dans certains de mes paysages photographiques, en Chine, au Japon ou ailleurs, de saisir la danse, la chorégraphie des êtres dans des décors le plus souvent urbains, que faire alors de ces vallées secrètes d’où toute vie semble avoir disparu, même celle des animaux, sinon les faire revivre et leur donner à nouveau quelque sens et quelque destin en les peuplant de modèles, comme les peintres d’autrefois jouaient des corps, des gestes et des situations dans leur atelier avant de les transposer sur la toile ?

Ces modèles qui apparaissent ainsi dans ces paysages du Thouarsais ne sont ni des bergers, ni des bergères, mais juste des gens d’aujourd’hui, des hommes, des femmes et des enfants qui vivent en ces lieux et qui nous ressemblent. Ils se sont prêtés au jeu de la pose avec amusement, étonnement et même quelque enthousiasme. Je n’ai choisi ni leur physique, ni leur tenue, m’en tenant ici ou là à une légère recommandation, pour que les scènes auxquelles je leur proposais de participer ne paraissent jamais trop apprêtées, ou qu’en tout cas, elles relèvent d’une réelle forme d’improvisation in situ.

J’ai repéré les lieux en longeant tous les cours d’eaux – L’Argent et l’Argenton, le Thouet et le Thouaret –, m’arrêtant de préférence du côté des gués et des digues, et cherchant, ici une prairie de quiétude, ou là un pont pouvant se prêter à quelque sarabande.

Et puis, j’ai convoqué in fine les Maîtres anciens, parfois de façon subtile, parfois de manière plus explicite : Carrache, Watteau, Friedrich, Manet et Courbet réunis, Millais, Cézanne ou Balthus… tout en puisant dans mon musée imaginaire des thèmes qui ont largement inspiré la peinture classique et parfois plus récente, tels Pasiphaé ou L’Enlèvement d’Europe, La Fuite en égypte, Le Joueur de flûte de Hamelin, l’Ermite ou St Jérôme…

Scène XIV • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène XIV • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Au fil des semaines, ma besace s’est gonflée de décors possibles et de situations rêvées, mais tout ne fût pas réalisable, faute parfois d’avoir pu convaincre en temps voulu toutes les personnes dont j’aurais eu besoin. Il manque ainsi tel carnaval d’enfants ou tel charivari de fous, sans oublier les deux célèbres tableaux de Poussin, Et in Arcadia ego, dont aucune des quatorze photographies de ce travail ne s’inspire directement, mais dont le Memento mori est un peu le filigrane de ces images : « Même en Arcadie, la mort est présente ».

Elle est présente de manière évidente dans les deux représentations d’Ophélie, mais elle sourd aussi dans nombre de « tableaux », du sommeil ambigu de scènes apparemment virgiliennes à la présence inquiétante d’un chasseur tapi dans l’ombre.

Mais peut-être fallait-il cela, pour que ces quatorze scènes profanes et faussement anodines puissent trouver leur raison sur les murs d’une chapelle, en lieu et place d’un chemin de croix et des quatorze stations de la Passion du Christ ».

Scène X • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène X • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène VI • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène VI • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène XII • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène XII • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

À ce texte, dont j’avais écrit une première ébauche pour la présentation de l’exposition en novembre 2011 au Centre d’art de la chapelle Jeanne d’Arc de Thouars, et que j’avais repris et développé pour la préface du livre publié récemment, en novembre 2012, j’aimerais apporter quelques réflexions complémentaires.

Plusieurs de mes interlocuteurs récents ont évoqué l’œuvre de Jeff Wall à propos de cette série, et il est vrai que la référence explicite à l’Histoire de la peinture (ou du moins à une partie de son Histoire), ainsi que le protocole de mise en scène, pourraient faire croire que j’abandonne la confrontation directe avec le Réel pour accéder à un pseudo statut supérieur de la photographie qui serait, comme Jeff Wall le présente lui-même, celui d’une photographie transcendée par la picturalité, sorte d’état ultime d’une geste artistique nourrie des apports successifs de la peinture, de la photographie et du cinéma, où l’artiste, véritable deus ex machina, contrôle, tels les Maîtres Anciens, le parfait équilibre des formes ainsi que la parfaite subtilité du discours. Tout est pensé, tout est maîtrisé, rien ne s’échappe, rien n’échappe à la sagacité de l’Artiste…

Je tiens à rassurer ceux qui apprécient et suivent mon travail —et même les autres—, je ne renonce en rien à ce qui fait, pour moi, le sel de l’aventure photographique, cette collision immédiate avec le Réel, avec ce qui advient justement, impalpable, fragile, incandescent, tout à la fois impensé et longuement mûri par l’expérience ; qu’il s’agisse de photographier avec un smartphone (nous y reviendrons dans un prochain billet), un Leica ou un appareil grand format. Même si, pour ce dernier, la question du protocole de prise de vue induit un autre rapport au temps, à la lenteur, à la durée, et génère de fait un équilibre  particulièrement excitant entre immédiateté et contemplation.

Je ne m’inscris donc pas dans cette  problématique à la Jeff Wall d’une photographie picturale où rien n’est laissé au hasard dans la mise en scène (qui nécessite chez lui le plus souvent une longue préparation, une somme de travail souvent revendiquée et mise en avant par l’artiste, comme s’il fallait par ce “devoir“ compenser la brièveté de l’acte photographique qui serait la faiblesse ontologique de la photographie), ni dans l’articulation théorique ou la justification socio-politique. J’ai la même réserve vis-à-vis du travail de Gregory Crewdson dont le dispositif relève davantage du tournage de film et dont l’esthétique renvoie surtout au cinéma américain —et à la peinture américaine, Hopper évidemment. Je suis par contre beaucoup plus intéressé, voire “bluffé“, par les dispositifs souples et ingénieux de Philip-Lorca diCorcia qui laissent justement une grande place à l’aléatoire.

 

Scène VII • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène VII • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Pour Arcadia revisitée, même si le canevas de chaque situation était effectivement élaboré à l’avance, il n’y a jamais eu d’image totalement préconçue, car, comme je l’évoque dans le texte liminaire, j’ai toujours voulu me garder une part d’improvisation in situ. Ainsi, pour Le Déjeuner sur l’herbe (Scène XII), la prairie et le bord de rivière ne sont pas ceux initialement prévus et il a fallu au dernier moment, suite à une traîtrise soudaine du paysage, changer d’endroit alors que le temps qui nous était imparti était limité. Certaines scènes ont été complètement improvisées et la plupart se sont de fait inventées sur place dans un dialogue et un échange avec mes modèles d’un jour, ou plutôt d’une heure —modèles dont je découvrais parfois la réalité physique au dernier moment, ce qui m’a obligé évidemment à réviser mes schémas initiaux… Bref, sans rentrer dans le détail de chaque prise de vue, il m’a semblé qu’il n’y avait pas de réelle rupture de protocole entre des placements, des positionnements que l’on organise pour un portrait individuel ou un portrait de groupe dans une approche de style documentaire et ces mises en scène qui sont en fait beaucoup plus spontanées qu’il n’y paraît.

Scène IV • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène IV • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

 

J’ai commencé ce travail par une série de repérages des lieux et je me suis alors posé la question de savoir, si j’avais la patience d’attendre que ces paysages presque toujours vides trouvent enfin quelque chair humaine, quelle pourraient être la nature et la pertinence de ces rencontres ? Un pêcheur isolé, un duo d’escaladeurs, une poignée d’adolescents marivaudant, de simples promeneurs ou des seniors en goguette pique-niquant au bord de la rivière ? En fait, je les ai croisés, les uns les autres, pas forcément sur les bons lieux, pas forcément aux bons moments, mais si je m’étais contenté d’inscrire ces rencontres faussement opportunes dans mes paysages juste repérés, à peine élus, je risquais tout simplement d’être dans une sorte de contresens par rapport à ce que j’entendais faire. Mon souci n’était pas de photographier les usages et les usagers de ces lieux, mais avant tout de célébrer  le paysage lui-même, ces bords de rivières, ces creux de verdure, ces chaos rocheux, comme autant d’incidents épiphaniques révélant, faisant remonter à la surface de la mémoire, si ce n’est la forme du territoire réel de l’enfance, du moins son imaginaire, ce que j’appelle mes paysages génériques. Et si la mort rôde (Et in Arcadia ego…), n’est-elle pas inscrite elle-même dans ce qui nous fonde au plus lointain de notre être-au-monde, où se conjuguent tout uniment la jouissance de la vie qui se présente et l’effroi de sa perte ?

 

Scène VIII • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène VIII • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène XIII • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène XIII • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

À propos de jouissance, il y a également dans cette série le désir de trouver une alternative à une certaine représentation dominante du paysage documentaire dont semble exclue toute forme de jouissance et d’empathie —si ce n’est une jouissance spéculative, à défaut d’une jouissance spéculaire—, et dont l’expression la plus emblématique, pour ce qui nous concerne hexagonalement, est le travail de Depardon sur la France.

Je ne souhaite pas à nouveau m’appesantir sur ce travail dont j’ai déjà parlé longuement dans un billet précédent, La France raymonde, écrit bien avant la présentation et la sur-médiatisation de la « somme » à la Bnf. Mais j’aimerais juste redire que ce qui m’a notamment troublé c’est l’incapacité de Raymond Depardon à rendre sensibles et sensuels les rares paysages ruraux ou littoraux qu’il photographie, comme si sa rupture avec sa terre natale et sa condition paysanne était aussi une rupture du lien atavique avec un sol, un ciel, des arbres, des cours d’eau, des sons et des odeurs. Même La Ferme du Garet, qui reste pour moi son œuvre-clé—celle qui donne justement les clés—, pâtit de ce ressouvenir où la question de la condition paysanne l’emporte sur l’évocation du territoire mystérieux de l’enfance. Dans La France de Raymond Depardon, les ciels n’existent pas, l’herbe ne vibre pas, la forêt ne frémit pas, le ruisseau ne scintille pas plus, la mer semble étrangère, presque hostile ; c’est ce qui explique peut-être l’attirance de Depardon pour le désert, tabula rasa de son territoire d’enfance. Là, tout est effacé, une autre histoire peut se nouer.

Quand aux vues urbaines, c’est autrement plus complexe, mais le parti-pris de frontalité, à l’œuvre pour une grande partie des points de vue, empêche le regard de se déployer et de trouver ses propres aventures. Depardon n’est ni Walker Evans, ni Stephen Shore —et je ne parlerai pas de la “couleur“…

Et si pour ma part, j’ai cédé parfois à la tentation de quelques images implacables —je pense par exemple au troisième volet d’Un Hiver d’oise, à quelques pages de  Jours tranquilles à Bègles ou à certaines vues de mes observatoires photographiques—, je me suis toujours efforcé d’instiller l’idée qu’il y avait du bonheur à être là, malgré tout, malgré le désenchantement du monde. C’est manifeste dans D’une mer l’autre où cette problématique du désenchantement et de la déception court tout le long du texte, alors qu’à travers les photos j’essaye jour après jour de “sauver les apparences“… À ce propos, j’aime rappeler que le surlendemain de la sortie du livre, Depardon m’a appelé au téléphone pour me féliciter et me dire combien l’idée d’un travail sur la France le taraudait depuis un certain temps. C’était en mai 2002…

Scène II • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène II • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Et donc, pour revenir à notre propos initial, à travers Arcadia revisitée je ne cherche pas forcément à réenchanter le monde, mais plutôt à questionner non pas tant le paysage lui-même que sa représentation dominante —comme on parle d’idéologie dominante—, sachant que j’ai aussi ma part de responsabilité dans cet état de fait. Arcadia est une façon de dire : « Pouce ! Tentons une nouvelle approche qui ne nous ramène pas pour autant en arrière vers une acception désuète de la Beauté, mais qui prend en considération tous nos paysages, y compris les plus simples, les plus vernaculaires —nos villes, nos banlieues, nos périphéries, nos sous-préfectures quiètes et nos villages désertés—, pour qu’ils cessent d’être des paysages seulement accablés ».

J’ai depuis longtemps revendiqué et affirmé le caractère épiphanique de l’acte photographique après avoir découvert chez Joyce, lorsque j’étais encore étudiant, ce que cela signifiait sur le plan littéraire. La lecture de Beauty in photography de Robert Adams —qui utilise d’autres termes— avait un peu plus tard (1981, j’étais jeune photographe) conforté mon argumentaire théorique.

Si j’ai parfois oublié ou négligé ce concept de l’épiphanie —sur lequel Barthes lui-même s’est appuyé, tant dans l’Empire des signes que dans La Chambre claire—, il m’importe à nouveau de le ressusciter dans mes projets en cours et ceux à venir. Et cela s’exprime concrètement par des situations, des états de paysages, des moments de lumière, des rencontres physiques, sensibles ou intelligentes avec des lieux et ceux qui les habitent. Quelque chose passe alors, une soudaineté, un saisissement qui est de l’ordre de l’épiphanie —au double sens, religieux et littéraire—, révélation à la fois du sens d’un paysage et du lien qu’on entretient avec lui. La beauté autre, qui n’est pas celle du goût commun, surgit de cet état et s’ancre alors par la façon du regard. Philippe Forest, dans un texte consacré à Barthes (Haïku et épiphanie, conférence prononcée au Japon en 2006) parle d’une « soudaine révélation du réel surgissant dans la nudité même d’une apparition irréductible à tout commentaire ».

J’ai évoqué Robert Adams, je pourrais parler de Richard Misrach ou d’Alec Soth… Les photographes américains ont un rapport d’intelligence intime avec leurs paysages, qu’ils s’inscrivent patiemment dans un territoire, qu’ils voyagent on the road  ou dans le labyrinthe des villes, qu’ils aient un regard critique ou une approche plus empathique ; de même Araki lorsqu’il photographie les rues de Tokyo, et bien d’autres photographes japonais… Ou David Goldblatt en Afrique du Sud… J’en reste là ! Un jour, je ferai peut-être le panégyrique de tous les photographes qui ont compté ou qui comptent encore aujourd’hui pour moi…  Mais parmi ceux qui inscrivent la question du paysage dans leur œuvre, ceux qui m’intéressent le plus sont ceux qui photographient avant tout des paysages vécus, avec leur âme, leur corps et leur intelligence… Robert Adams justement plutôt qu’un faiseur de belles images comme Michael Kenna…

Adams pour finir, juste une citation : « In response to the question“What’s new ?“ we can answer with conviction that photography is new. We can make this claim not because it was invented rather recently, (…), but because photography is by its nature forced toward doing the old job of art —of discovering and revealing meaning from within the confusing detail of life. The freshness of photography can be felt, paradoxically, when one reflects that Nick Nixon’s pictures have more in common with those of Piero della Francesca than those of Franz Kline. Robert Frank’s pictures with Brueghel’s than with Robert Motherwell’s. Mark Cohen’s with Goya’s than Frank Stella’s, and so on. One reason for this is obvious — the photographs have to be build from life, directly ».

(Robert Adams, Beauty in photography, pp83-84).

Scène IX • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène IX • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Je ne sais si Arcadia aura une suite directe —un déplacement physique et esthétique de cette problématique de travail vers d’autres espaces : j’ai bien deux ou trois idées en tête qui pour l’instant n’ont pas été formalisées—, mais ce dont je suis sûr c’est que cet “écart“, qui n’en est pas un en fait puisqu’il s’inscrit dans une continuité logique de travail, va sans doute peser durablement sur les prochaines séries à venir, du moins pour ce qui concerne mes projets en France (hormis les observatoires, bien entendu).
Il y a déjà de cela dans
Paysages insoumis —qui est mon autre livre de cette année 2012. Toute la difficulté de ce travail a été justement de pouvoir échapper à la dimension strictement documentaire, objective, pour privilégier le photographique et une disposition particulière des paysages qui, en laissant davantage flotter l’imaginaire et les incertitudes de l’Histoire, rompt avec le caractère démonstratif et prévisible de l’évidence mémorielle. Et pour cela, j’ai du à plusieurs reprises renoncer à photographier des lieux qui présentaient un réel intérêt historique mais qui me semblaient soit dépourvus d’imago, c’est à dire de capacité à engendrer des images, soit par trop rétifs à toute échappée poétique. De fait, les paysages retenus s’avèrent davantage, à l’aune du dernier chapitre du livre, comme des paysages probables où peuvent advenir des histoires possibles, plutôt que des lieux où s’affirment la vérité et la certitude.

Scène III • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène III • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

J’aimerais terminer cet article par une longue citation, extraite du dernier recueil de textes d’Arnaud Claass, Le réel de la photographie. Inutile de rappeler ici le talent critique, l’érudition et l’intelligence d’écriture de Claass. Je peux parfois ne pas être tout à fait d’accord sur un certain nombre de points ou de jugements (il est notamment extrêmement sévère sur Jeff Wall, beaucoup plus que je ne saurais l’être), mais je ne peux que reconnaître l’importance de son apport critique et intellectuel pour comprendre et évaluer ce qui traverse la photographie contemporaine.

Dans un texte intitulé Site classé, A.C. analyse justement cette question de la représentation du territoire rural dans la photographie contemporaine et parle notamment de mon travail à partir d’une photo extraite du deuxième volet d’Un Hiver d’oise, volet beaucoup plus épiphanique que le troisième volet déjà mentionné…  Bizarrement, en transcrivant ce texte que j’ai lu il y a déjà plusieurs mois, lorsque Arnaud m’a envoyé son livre, il me semble qu’il y a encore plus d’écho avec les propos que j’exprimais plus haut, que ce que j’imaginais.

« Pour constater à quel point le monde hypermoderne a changé de visibilité (certains diraient qu’il est devenu littéralement invisible), il suffit de traverser les campagnes européennes. Les zones de culture sont vides d’humains, hormis la présence intermittente de quelque agriculteur au travail sur son tracteur (…) . On n’y rencontre que des vététistes en uniforme de vététiste, des randonneurs en uniforme de randonneur (…).

La campagne a cessé d’exister comme lieu d’investissement d’une intériorité, si ce n’est sous la forme de l’évocation littéraire fantomatique, du folklore ou de l’argument promotionnel.

(…)

En France, sur le fond de ses origines paysannes, Raymond Depardon s’est fait le chroniqueur photographique, puis cinématographique d’une disparition annoncée. Mais son regard pose davantage la question de la profession d’agriculteur que celle du paysage, qui ne constitue en quelque sorte que l’arrière-plan contextuel et émotionnel d’une désertification.

(…)

En photographie, les œuvres explorant les zones périurbaines des grandes villes sont légion, elle ont même donné naissance à une forme nouvelle d’académisme qui traîne dans d’innombrables écoles d’art. Mais celles qui traitent véritablement de ce qu’il advient de la campagne telle qu’elle se survit encore dans les valeurs collectives, ne serait-ce que sous des formes avilies, sont plus rares, parce qu’elles s’adressent à des registres de visibilité marqués par une imprégnation culturelle dont le démontage est plus malaisé que le énième énoncé des solitudes de la banlieue déserte.

Transmettre les restes de la beauté du paysage sans tenter désespérément de maintenir une effusion naïve exige des détours (…). Dans les livres d’un photographe-marcheur fortement inspiré par la littérature comme Thierry Girard, les successions de paysages à ciel ouvert sont souvent interrompues par des images prises à l’abri de modestes futaies, au cadrage parfois serré jusqu’à l’enfouissement dans les branchages. Régulièrement, la narration géophotographique est scandée par ces vues de ruisseaux, de coupes forestières, de taillis. Ces photographies de « transition » (qui prennent en réalité autant d’importance que les visions larges) ne font pas seulement signe vers la catégorie du pittoresque. Bien qu’elles montrent les détails d’une végétation anarchique ou grossièrement éclaircie, elles offrent au marcheur des moments-refuges. À bonne distance de « l’harmonie du sous-bois », elles en constituent pourtant l’écho lointain. Elles apparaissent alors comme des évocations de la valeur défunte de la futaie comme protection maternelle et repos, qui subsiste encore vaguement dans ces fragments résiduels que sont les bosquets survivants, les haies épargnées servant de derniers refuges aux oiseaux, et autres lambeaux de nature « libre », tandis que les paysages à ciel ouvert livrés au rendement semblent perdurer comme les gardiens de leur propre musée imaginaire.

Ce sont des lieux où semble encore s’ouvrir l’idée d’un topos non affilié aux « territoires de liaison calculée » —ainsi Jean-Pierre Vernant nomme-t-il les espaces de l’antiquité peu à peu investis par l’échange économique et les voies de communication ».

(Arnaud Claass, Le réel de la photographie, pp 301-304).

En évoquant plus haut le territoire de l’enfance, il y avait in fine cette nostalgie d’une campagne perdue. Arcadia revisitée, ce sont effectivement des paysages de niches, d’antres maternels ; des paysages-refuges peuplés d’êtres à la fois imaginaires et vivants ; un monde qui n’est pas hors le monde, qui n’est pas une annexe de l’éternité, mais qui semble, malgré le léger frôlement de l’aile de la mort, être simplement en attente de regain. C’est peut-être à partir de ces havres qui sont autant de seuils que peut renaître en moi un nouveau désir du paysage.

 

Scène XI • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Scène XI • Arcadia revisitée © Thierry Girard 2011

Bibliographie

 

Thierry Girard, Arcadia revisitée, Trans Photographis Press, 2012.

On peut feuilleter le livre et l’acheter directement sur le site de l’éditeur ainsi que dans quelques librairies spécialisées (notamment la librairie du Jeu de Paume).

Un tirage de tête de 20 exemplaires, dont 14 à la vente, comprenant chacun un tirage différent, est également disponible, présenté sous un bel emboîtage.

 

Thierry Girard, Paysages insoumis, Editions Loco, 2012 (avec un long texte de Pierre Bergounioux que j’aurais pu également citer dans cet article).

 

Robert Adams, Beauty in photography, Aperture, 1981 (l’édition française, Essais sur le beau en photographie a été éditée chez Fanlac avec une introduction de Jean-François Chevrier).

Arnaud Claass, Le réel de la photographie, Filigranes éditions 2012.

Raymond Depardon, La Ferme du Garet, Actes-Sud 1996 (régulièrement réédité depuis).

Raymond Depardon, La France de Raymond Depardon, BNF/Seuil, 2010.

Jeff Wall, Essais et entretiens (édition établie par Jean-François Chevrier), École nationale supérieure des beaux-arts, 2001.

Et pour rappel :

Thierry Girard, D’une mer l’autre, Marval 2002.

Thierry Girard, Un Hiver d’oise, L’Atelier d’édition /Filigranes, 2008.

Thierry Girard, Jours tranquilles à Bègles, Trans Photographic Press, 2010.

Je rajouterai à cette liste Les Cinq voies de Vassivière (Les Imaginayres, 2005) dont le propos esthétique rejoint de manière très précise le texte d’Arnaud Claass.

 

* Jean-Luc Dorchies est directeur de l’école municipale d’arts plastiques de Thouars et directeur du centre d’art de la chapelle Jeanne d’Arc.

Figure imposée est un programme de résidence où chaque année un artiste est invité à travailler sur un thème qui lui est « imposé ». Françoise Pétrovitch est actuellement en résidence pour Figure imposée 11.


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