Éloge de la lenteur

Maintenant que les années de travail commencent à s’accumuler —et celles de la vie aussi—, il m’est plus facile d’apprécier les différentes périodes qui ont constitué mon itinéraire photographique. Je distingue en fait trois périodes principales, qui ne s’excluent jamais tout à fait les unes les autres et qui s’enchevêtrent forcément —il n’y a jamais de rupture franche, et il y a-t-il même jamais eu rupture ?

D’abord, les early works qui représentent ma période Leica, très inspirée de la photographie anglo-américaine (Frank bien sûr, Bruce Davidson, Tony Ray-Jones etc.), période qui s’achève peu ou prou au milieu des années 80, avec justement mon second voyage aux Etats-Unis et l’importance décisive que va prendre le paysage dans mon travail sous l’influence notamment de Lee Friedlander. Puis vient la période des paysages métaphoriques, qui germe déjà dans Frontières (1984), qui s’affiche un peu plus dans le travail réalisé aux Etats-Unis (1985), et qui prend toute sa dimension avec les travaux qui vont suivre, où l’approche du paysage, de plus en plus dépouillé et hors du temps —c’est à dire affichant de moins en moins les objets de la présence humaine—, va me permettre de développer un discours esthétique, philosophique, poétique, un peu à l’écart des modes et des normes de l’époque, parfois un peu trop solitaire, encore que… Je me souviens par exemple de Werner Hannapel et de ses paysages froids et nordiques, de Thomas Joshua Cooper ou encore des Land artists auxquels on m’associait alors souvent —abusivement, je pense— à cause de mes marches photographiques. J’aurais pu développer aussi dans la foulée une approche très Fine art photography, façon Lynn Davies ou Michael Kenna —qui se présentait lui-même au début de son œuvre comme l’un des héritiers de Bill Brandt… Tout comme Robert Frank, comme quoi l’héritage…—, mais j’ai toujours renâclé devant tant et trop de perfection… Il fallait que mes photographies sentent malgré tout la fatigue dans les jambes, la sueur et l’euphorie de la marche, and some kind of dizziness… C’est justement le refus d’un trop grand formalisme et le risque de l’ennui qui m’ont conduit peu à peu à renoncer à cette démarche, pour retrouver le côté un peu plus crapoteux  du monde et de la vie réelle.

Enfin, je veux dire du monde dans lequel on vit, et pas celui rêvé de « la chambre aux porcelaines » où se réfugie l’imaginaire, pour reprendre une image que je dois à Victor Segalen. Ce retour au Pays du Réel, je l’amorce au milieu des années 90 avec le travail sur le Danube où je suis notamment confronté aux traces d’une guerre fraîche, celle des Balkans, et plus seulement aux cicatrices anciennes et enfouies des batailles passées.

Mais la vraie rupture intervient avec le séjour au Japon à la Villa Kujoyama (1997) où je retrouve le plaisir de la photographie dite documentaire, où je bascule pleinement dans la couleur et où je réinscris des personnages et le monde actuel dans mes images. Cette période dure jusqu’à aujourd’hui —avec parfois quelques petites échappées métaphoriques comme Les Cinq voies de Vassivière, et s’il devait advenir une quatrième période, elle ne s’écarterait pas profondément du travail actuel mais trouverait sans doute de nouveaux prolongements autour de la question du portrait qui est de plus en plus prégnante dans mon travail.

Ceci posé, et pour mieux comprendre la suite de ce billet, j’ai toujours accordé beaucoup plus d’importance à ce que j’allais faire qu’à ce que j’avais fait, me projetant, aujourd’hui encore, dans l’ébauche de scénarios de projets et dans leur écriture avec l’enthousiasme de celui qui a encore un vaste espace devant lui tout en sachant que le temps se réduit comme une peau de chagrin…  Simplement, il arrive un moment où ce qu’on a fait laisse de moins en moins de gens indifférents, ce qui oblige aussi à revenir soi-même sur les preuves de ses anciens crimes et à devoir mettre le nez dans ses archives. Genre promesse de Premier de l’An qu’on ne tient guère longtemps, sauf si les circonstances obligent à faire un effort particulier. Ce fut le cas l’année dernière avec l’exposition De l’itinérance  que Françoise Morin m’avait proposée de faire aux Douches la Galerie, exposition qui m’avait obligé à ouvrir des boîtes de tirages noir et blanc qui sentaient l’autrefois —et aussi parfois l’humidité du fond de l’atelier ou des ateliers précédents. Et cela  m’avait surtout incité à revenir fouiller jusque dans les négatifs des early  works. Un rapide parcours par exemple des planches-contacts du voyage au Pays de Galles (1983) m’a laissé sans voix, un peu abasourdi, comme si je découvrais un travail dont j’étais certes l’auteur mais dont je n’avais pas su tirer à l’époque la quintessence et qu’il me faudra un jour re-explorer.  

Et là, coup sur coup, deux études universitaires s’intéressent aux travaux de ma seconde période, la période métaphorique.  La première étude, je la dois à Danièle Méaux qui a écrit un texte intitulé Une autre manière de voyager, les itinéraires du photographe Thierry Girard dans une collection consacrée aux Voyages contemporains, et dont le premier volume s’intéresse plus particulièrement aux Voyages de la lenteur. Dans ce volume, la diversité des textes évoque des noms qui nous sont familiers : Virilio, Lacarrière, Rolin, Cortazar, Maspéro, Gracq, Nicolas Bouvier et Chris Marker …

Danièle Méaux qui a déjà écrit à plusieurs reprises sur mon travail et notamment une très belle analyse de D’une mer l’autre —que l’on peut lire en ligne sur mon site web— enseigne à l’Université de Saint-Étienne et a publié en 2009 un ouvrage important intitulé Voyages de photographes où elle analyse particulièrement, outre mes voyages, ceux de Plossu et de Depardon.

Ce nouvel article qui m’est consacré dans cet ouvrage collectif s’ouvre et s’appuie notamment sur le travail que j’avais réalisé en 1993-94  lors d’un long cheminement en Saintonge. La page de garde du très beau (et très rare) catalogue qui avait été publié (Un Voyage en Saintonge, Abbaye aux Dames, Saintes, 1995), s’ouvrait sur le schéma dépouillé et spiralé de mon parcours, où se trouvaient nommés les seuls points de départ et d’arrivée.

J’écrivais alors dans l’introduction de ce recueil :

« Il me fallait envisager une autre forme de récit qui se nourrirait de la symbolique du paysage, de la mémoire des lieux et de quelques signes. J’avais tracé sur ma carte, grossièrement, une sorte de spirale pour que le chemin qui me mène jusqu’à Saintes soit le plus long possible et ne recoupe jamais un lieu déjà traversé. Prosaïquement ce pouvait être la forme d’une cagouille, image concevable pour un voyage se faisant sous le signe de la lenteur.»

Danièle Méaux précise : « L’itinéraire, qui a l’allure d’un labyrinthe, travaille pour le photographe itinérant à une forme de déconstruction de l’organisation géographique afin de favoriser une autre modalité de découverte, régie par une temporalité subjective et tendue vers une lente décoction des perceptions. C’est moins un “espace“ homogène et objectif qui est exploré que des “lieux“ sensibles, éventuellement empreints de mémoire et d’imaginaire ».

Paradis, Charente-Maritime © Thierry Girard 1993

Dans les pages qui suivent, D.M. évoque différents travaux que j’ai réalisés —et les livres qui les accompagnent— pour, en analysant ma méthode de travail et certains préceptes ou concepts qui le structurent, essayer de cerner ce qui distingue ma manière de voyager d’autres manières, qu’elles soient celles de photographes ou la manière commune qui est celle de tout un chacun, pris dans l’hypermobilité d’un monde ouvert où l’on se déplace vite et où l’on ne voit rien, si ce n’est l’apparence ordinaire des choses.

Elle conclue en revenant à Un Voyage en Saintonge : « À l’heure où les déplacements se multiplient, où l’économie libérale impose flexibilité, mobilité et esprit d’adaptation, les ouvrages relatant une expérience itinérante ne sont plus chargés du même potentiel libertaire et subversif que dans les années Soixante-Soixante-dix. Les travaux qui emblématisent une forme de résistance à l’idéologie dominante sont ceux qui s’écartent des pratiques les plus communes en matière  de déplacement comme de prise de vue. Le choix de la lenteur apparaît sans doute comme une des alternatives possibles (…).

À cet égard, Un Voyage en Saintonge de Thierry Girard se présente comme un ouvrage exemplaire. La lenteur (…) y est revendiquée d’entrée de jeu. Le chemin spiralé (…) fait du déplacement une sorte de rite, mais aussi un geste artistique. Toutefois cet itinéraire n’a pas seulement valeur autoréférentielle ; s’il vise à démarquer l’expérience de Thierry Girard de celle de ses contemporains ou de celles d’autres photographes voyageurs, c’est pour restituer somme toute au déplacement un potentiel contestataire ».

À la source du Coran, Saint-Bris-des-Bois, Charente-Maritime © Thierry Girard 1993

Dans un ouvrage encore plus récent, Le Paysage au rythme du voyage, Danièle Méaux et son collègue Jean-Pierre Mourey ont invité d’autres chercheurs à étudier différents « arts du voyage » à travers les œuvres par exemple de François Bon, Julien Gracq, Jean  Giono, Hamish Fulton, Richard Misrach, Marc Deneyer, Paul Klee etc.

Dans un article intitulé Demeurer, partir, revenir – la gare de Voncq, Jean-Pierre Mourey fait une étude comparée de mon travail et de celui de Jacqueline Salmon sur le territoire ardennais de Rimbaud.

Pour faire le lien avec l’étude précédente, Rimbaud, l’homme aux semelles de vent, est le premier clochard céleste de la littérature, qui voyagea tant et plus pour le dur désir du monde et de l’Ailleurs, mais aussi pour fuir  jusqu’à la perte de soi et l’anéantissement. Figure tutélaire, emblématique, de tous les voyageurs qui ont suivi, écrivains, photographes, cinéastes et autres, dont la plupart cependant, au bout du chemin, ont exprimé l’envie du retour, tel Ulysse —mais n’aurait-ce pas été au fond le désir secret d’Arthur si sa jambe l’eût porté plus longtemps ?

 Si le livre de Jacqueline (Rimbaud parti, avec un beau texte de Jean-Christophe Bailly) date de 2006, mon propre travail (produit également par le Musée Rimbaud-Musée de l’Ardenne) est bien antérieur puisque les photos ont été prises en 1992, et que le livre, Mémoire blanche, est paru en 1993.

Jean-Pierre Mourey écrit : « L’espace photographié par Salmon est à la fois fermé et ouvert. Rimbaud parti, c’est le battement entre l’ici et l’ailleurs, l’enracinement et le désir des lointains. (…) Rimbaud parti s’ouvre et se clôt sur deux photographies, en plan large, du paysage. Dans les deux, le ciel occupe la plus grande partie. (…). Comme le dit le titre Rimbaud parti, le paysage si ingrat, si peu pittoresque, indique par les cadrages, par les ouvertures, par les ciels et la lumière, un ailleurs possible. L’espace construit par la photographie de Salmon est dans ce battement, symbolique, de l’ici-bas et de l’horizon fabuleux ».

À propos de mon travail Mourey écrit : «  Girard parcourt le territoire, dans des marches rudes parfois, parmi les tourbières des plateaux, les marécages des plaines, les schistes émergeant du sous-sol. Il erre aussi à travers Charleville et Mézières. De ces parcours, de ces errances il collecte des bribes d’éléments qui évoquent le poète. Il les trouve dans le capharnaüm d’un musée fermé, dans une bibliothèque désaffectée, sur l’affiche d’une salle de gare qui annonce Londres, Bruxelles, Berlin, Riga. (…). Quand au pays (…) le long des crêtes de Meuse, il en collecte la densité végétale : épais taillis, sol feuillu, rideaux serrés d’arbres. (…). Perception quasi animale, ratissage du sol, de ses accidents.(…) Le bloc de terre et de racines d’un arbre qui s’est inversé obture le ciel. Girard pratique l’horizontalité. Les lieux-dits qu’il rencontre et photographie appartiennent au tellurique, au végétal ».

Une marche de cinq jours le long des crêtes de Meuse © Thierry Girard 1992

Je reviendrai prochainement dans un billet de ma série Histoires de livres sur la genèse et la réalisation des deux ouvrages évoqués. Ce que je puis dire, d’ors et déjà, concernant le second, Mémoire blanche, et pour compléter les propos de Mourey, c’est que mon intention n’était surtout pas de trouver une équivalence photographique à la poétique rimbaldienne, ni a fortiori d’illustrer quelque poème que ce soit,  mais de me mettre dans l’état d’esprit du jeune Rimbaud cherchant à échapper physiquement et intellectuellement à l’enfermement de sa terre ardennaise, tout en goûtant, tout en jouissant de l’en-allée par les chemins et les sous-bois.

Une marche de trois jours autour de la Semoy © Thierry Girard 1992

À l’âge où la plupart des écoliers et des collégiens subissent la lecture de la poésie, je m’étais déjà plongé avec délices dans son univers : Prévert évidemment, qui était d’un accès facile et ludique pour un jeune lecteur, mais aussi Rimbaud, Verlaine et bientôt Lautréamont.  J’avais surtout appris par cœur quelques poèmes d’Arthur, que je me récitais in petto pour mon seul plaisir, et notamment Sensation que je considérais alors comme la plus belle invitation qui soit, à la vie, au bonheur et à la liberté ; et qui, sans que je le devine alors, décida peut-être de mon chemin :

 

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,

Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :

Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.

Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :

Mais l’amour infini me montera dans l’âme,

Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,

Par la Nature, — heureux comme avec une femme.

Sensation (Arthur Rimbaud).

 

Il me fallût après une bonne quinzaine d’années pour considérer que Rimbaud n’était seulement un poète de l’adolescence pour adolescents, mais que l’on pouvait vivre et respirer à tout âge avec telle ou telle partie de son œuvre, à l’aune de ce que rapportaient de l’homme et de l’œuvre des universitaires ou des écrivains tels Alain Borer ou Pierre Michon.

Et lorsque se présenta l’opportunité de faire ce travail avec le soutien du musée Rimbaud à Charleville, je relus quelques mois auparavant l’ensemble de l’œuvre et toutes ses exégèses dans mon exemplaire de La Pléiade, et décidai de ne pas rouvrir le livre tout le temps de la réalisation de ce projet, de manière à ne pas être tenté par la citation ou l’illustration. C’est bien le sens du titre, Mémoire blanche : être suffisamment nourri de l’œuvre, au plus intime de sa pensée, pour pouvoir l’oublier ; s’approprier un mode de fonctionnement plutôt que des mots, pour agir sur le territoire générique de l’œuvre sans se sentir soumis à l’empire du Génie.

À propos d’une errance à travers Charleville, j’écris :

« Ici dans cette ville tirée au cordeau et pleine d’angles droits, il est une présence à laquelle nul ne peut échapper. A.R., poète et voyant, ce fils mal-aimé qui n’a cessé de fuir vers l’Ailleurs, mais qui est là, comme à contrecœur, veillant sur les âmes rebelles qui glissent entre les rues étroites, tel l’ange invisible des “Ailes du désir“.

Je suis sur son territoire et je sais ma dette, mais je n’ai nul hommage à rendre. Je suis là pour trouver entre les failles et les plis de ce labyrinthe ces quelques indices qui disent le lieu originel, le sien, le mien, le nôtre. Je suis là précisément sur le territoire de l’Autre pour trouver les continuités de mon propre territoire générique. »

Dans les réserves du musée, Charleville-Mézières © Thierry Girard 1992

Et je termine le recueil par les mots suivants :

« Au terme de ce voyage, dans cette campagne arasée autour de Roche, je me sens plus libre que jamais. Là où je craignais le plus les contraintes de la mémoire, je découvre un paysage défait, sans citations, presque sans histoires. Et je suis ému parce qu’il n’y a rien à voir. Ou ce qui reste est dérisoire, sauf un mur comme une énigme, comme une frontière entre les mondes. On ne sait jamais vraiment ce que l’on franchit, mais les mots se sont glissés depuis longtemps hors du livre, et les pages sont vierges. Je peux aller ainsi indéfiniment en ce lieu et en tout autre dans l’innocence feinte et joyeuse d’une mémoire blanche. »

Le mur de la ferme Cuif à Roche © Thierry Girard 1992

Texte © Thierry Girard 2011

PS : Mardi 6 juin, Stéphane Hessel invité de France-Culture pour un long entretien. À la fin, on lui demande quels sont ses poètes préférés : il cite en premier lieu Apollinaire, et je ne peux que l’approuver ; et puis, il dit aussi que Rimbaud ne l’a jamais quitté, et il se met à réciter de tête, avec son phrasé lent, Sensation

Bibliographie

Voyages contemporains, volume 1 Voyages de la lenteur :  sous la direction de Philippe Antoine, Lettres modernes Minard , Caen, 2010.

Le paysage au rythme du voyage : sous la direction de Danièle Méaux et Jean-Pierre Mourey, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2011.

Voyages de photographes : Danièle Méaux,  Publications de l’université de Saint-Étienne, 2009.

À l’œil, des interférences textes/images en littérature : sous la direction de Jean-Pierre Montier, Presses universitaires de Rennes, 2007 (avec un texte de Danièle Méaux : Un Voyage de photographe, à propos de D’une mer l’autre).

Rimbaud en Abyssinie : Alain Borer, Le Seuil, Fiction et Cie, 1984.

Rimbaud le fils : Pierre Michon, Gallimard 1991.

Un Voyage en Saintonge : Thierry Girard, Centre culturel de rencontre de l’Abbaye-aux-Dames, Saintes, 1995.

Mémoire blanche : Thierry Girard, Musée Rimbaud/Musée de l’Ardenne, Charleville-Mézières, 1993.

Rimbaud Parti : photographies de Jacqueline Salmon, texte de Jean-Christophe Bailly, Marval, 2006.


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