Journal du Tohoku (Part 2—Miyagi)

Suite de l’épisode précédent (Journal du Tohoku-Part 1, Fukushima). Quelques extraits de mon carnet de travail, illustrés de notes photographiques, certes partielles et parcimonieuses, prises avec mon numérique de poche (sauf les portraits), en attendant un prochain billet avec une sélection des photographies argentiques qui seront exposées à l’Institut français de Fukuoka à partir du 5 novembre 2011, puis à celui de Tokyo à partir du 24 novembre.

 

22 août 2011

 

Sendai, la grande ville du Nord (1 million d’hab.), capitale de la préfecture de Miyagi. Le cœur de la ville, situé à plusieurs kilomètres de la côte n’a pas été directement touché par le tsunami, même si, durant plusieurs jours, les coupures d’électricité et les problèmes d’approvisionnement ont pesé sur l’ensemble de la population. Par contre, la bande côtière, bien que protégée par une digue assez large et haute, a considérablement souffert. On a tous vu les images impressionnantes de l’aéroport inondé, on sait aussi qu’une grande partie de la zone industrielle a subi des dommages, parfois considérables, entraînant des incendies qui ont généré notamment la combustion et la dispersion de produits toxiques ; pollution réelle, bien que négligée dans ses effets, que nous avons brièvement sentie en pénétrant dans un hangar pourtant largement ouvert et donc fortement ventilé.

Mais cette journée commence plus au sud, vers les petits villages de riziculteurs qui forment une sorte de ceinture verte aux portes de la ville. La vague est passée par la haute digue, emportant toutes les premières maisons et éventrant les autres. Ici et là, des cimetières sens dessus-dessous, les marbres ont été jetés à terre, mais ils n’ont pas été emportés par les flots.

Dans l’un de ces petits villages, alors que j’arpente la rue principale à la recherché d’un point de vue un peu singulier, mon regard est attiré par une maison « ouverte », dont il ne reste que l’étage. Sur une marche extérieure, deux verres de Guinness posés à côté d’une bouteille en plastique remplie d’alcool, avec un serpent dedans. Offrande faite aux esprits de ceux qui sont morts. Un peu plus loin, autour d’une petite table, on a déposé des affaires, des souvenirs sauvés du désastre et de la gangue de boue. Le geste de voisins, d’amis, de la famille, du fils peut-être, dont on voit encore, accroché au-dessus d’une poutre, un diplôme sportif  ? Peu importe, mais le choix et la manière dont les objets sont déposés n’est pas anodin. Ce qui frappe surtout, c’est un album de photos, dérisoirement titré “With Delight“, et dont on a extrait intentionnellement une page montrant le mariage des époux décédés. Au pied de la table, une photographie encadrée de l’Empereur Hiro-Hito * entouré de sa famille.

Dans les décombres, Sendai-Wakabyashi © Thierry Girard 2011


Des voisins qui viennent récupérer des affaires dans leur propre maison nous confirment que les deux habitants de cette maison sont bien morts. Eux, prévenus par les hauts-parleurs de la mairie, sont partis à temps. Et pourquoi leurs voisins ne se sont-ils pas sauvés ? N’avaient-ils pas de voiture ? La femme était toute seule ? Son mari dans les rizières ? Nous n’osons pas poser ces questions face à un interlocuteur qui nous répond avec une certaine retenue… Nous apprenons quand même que 37 personnes de ce modeste village sont décédées, beaucoup ayant cru pouvoir se réfugier à l’étage de leur maison. Nous entendrons d’ailleurs, tout au long de ce voyage, la même antienne : trop nombreux sont ceux qui sont morts pour avoir mésestimé la hauteur de la vague et sa violence ; faute parfois aussi, comme à Kesennuma où l’électricité a été coupée juste après le tremblement de terre, d’avoir entendu la seconde annonce qui stipulait une vague de 10 mètres minimum et non plus de 6 mètres !

 

* Hirohito : Ah, le bon petit grand-père à l’allure si fragile, incarnation de la nation japonaise! Une belle exposition du photographe Enari Tsuneo (né en 1936), vue au Tokyo metropolitan museum of photography, rappelle à quel point Hiro Hito et sa famille (ses frères notamment) ont été complices des dérives militaires et criminelles de l’ère Shôwa, alors que d’aucuns ont entretenu l’image d’un “pacifiste“ cerné de militaires belliqueux… L’exposition est le résultat d’un travail impressionnant mené sur plus de vingt-cinq années sur les différentes théâtres de colonisation et de guerre nippons autour du Pacifique. Une façon de rappeler aussi, dans un pays qui a toujours du mal à juger cette partie-là de son Histoire, et a un moment où les jeunes générations sont inévitablement “oublieuses“, que des millions de Japonais ont été sacrifiés pour des causes criminelles, et que des millions de Chinois, de Birmans, de Vietnamiens, d’Américains etc. en ont été également les victimes ; sans oublier pléthore de crimes contre l’Humanité (expériences médicales abominables, massacres de masse) qui valent bien parfois celles des Nazis.

Dans les décombres, Sendai-Wakabyashi © Thierry Girard 2011

 

23 août 2011

 

Shichigahama, au nord de Sendai. Du haut d’un promontoire qui n’a fait qu’être “léché“ par la vague, nous voyons en contrebas, non pas un champ de ruines, mais ce qui ressemblerait plutôt à un champ de fouilles. De toutes les maisons emportées et de tous les débris évacués, il ne reste que les soubassements bétonnés. À défaut d’un appareillage en pierres, on pourrait se croire à Pompei ou dans quelque autre cité antique ruinée. Un couple âgé répand de la chaux sur son “champ de fouilles” afin d’en éradiquer les mauvaises herbes. Ils aimeraient bien reconstruitre ici même, mais leur fils ne veut pas ; et ils n’en ont pas encore l’autorisation.

Un homme debout sur la digue, devant l'emplacement de sa maison natale, Shichigahama © Thierry Girard 2011

Dans le petit port de Kiyomizu, un groupe de travailleurs bénévoles n’en finit pas de nettoyer les dernières traces du tsunami sur les fondations de maisons depuis longtemps arasées. Il y a quelque chose qui semble un peu dérisoire dans ce nettoyage au peigne fin d’endroits sur lesquels les pelleteuses ont déjà fait leur travail, comme si l’importance symbolique du geste prévalait sur l’utilité réelle de l’action. Ces groupes de travailleurs bénévoles, nous les rencontrerons régulièrement, ils sont repartis sur l’ensemble du territoire sinistré par une agence centrale qui leur affecte des zones de travail : finissage de nettoyage d’habitations, nettoyage de rizières (très utiles, pour éviter que dans trois ou cinq ans, lorsque la salinité aura en partie disparu et qu’elles seront à nouveau en état de faire pousser du riz, les paysans se heurtent sans cesse à des objets incongrus), nettoyage de petites zones portuaires etc. Ils viennent pour quelques jours, parfois juste un week-end, rassemblés par une ville, un collège, une entreprise…

Kiyomizu, Shichigahama © Thiery Girard 2011

 Et les habitants, eux aussi, nettoient, tels ces vieux pécheurs qui régulièrement viennent débarrasser les abords de la digue des rejets de toute sorte que les courants et la marée rapportent tous les jours, tandis que dans le petit port une drague relève encore des filets, des plaques de tôle, des morceaux de béton…

La mer revomit tous les jours ce qu’elle a avalé d’un coup le 11 mars dernier.

 

24 août 2011

 

Matsushima, l’un des trois plus fameux sites du Japon (cf. l’article Au Japon meurtri) a été en grande partie épargné par l’œuvre destructrice du tsunami. Sans doute, l’orientation de la côte ainsi que le foisonnement d’îlots formant autant de barrières, y ont contribué.

Mais à Tona, dans l’une des échancrures de cette côte extrêmement découpée, la vague a été plus meurtrière. Et, au milieu des maisons délabrées, le petit cimetière aux tombes enchevétrées en est le témoignage. Là aussi, comme partout, on a déposé sur les tombes, des fleurs, des verres avec du thé ou du sake, parfois des jouets lorsqu’il s’agit d’enfants. O-bon, qui correspond à notre Fête des Morts, a eu lieu récemment…

Cimetière de Tona, Matsushima © Thierry Girard 2011

 

Un peu plus loin, près du port, nous sommes intrigués par deux jeunes hommes qui « jouent » avec un modèle réduit de bateau guidé par commande électronique. Mais ce qui semble un divertissement est en fait une activité on ne peut plus sérieuse. Leur modèle réduit est en effet équipé d’un sonar et d’un GPS qui leur permettent de détecter et d’inventorier sur une carte les éventuels gros déchets qui peuvent encore traîner à proximité des côtes et entraver la circulation des bateaux.  Une fois leur carte établie, les autorités peuvent utiliser des dragues à bon escient, en les envoyant directement sur les zones critiques, et sans avoir à perdre du temps pour fouiller.

 

Les "sondeurs", Tona, Matsushima © Thierry Girard 2011

De l’autre côté d’une presqu’île, au fond d’une crique, Okumatsushima, un village entièrement détruit dans un décor de carte postale ! Même si certaines maisons font semblant d’être encore debout, à terme tout doit disparaître. Toutes les maisons étaient en fait des auberges, des minchuku, et les habitants vivaient confortablement du tourisme. Nous rencontrons une mère et sa fille qui habitent désormais sur la colline, dans leur ancienne grange à outils, et qui ont posé sur la façade le panneau en bois de leur ancien minshuku. Cette private joke les fait bien rire, et elles nous assurent que tout le monde dans cette petite communauté a le moral parce que personne n’est mort dans ce village. En fait, les villageois étaient habitués à des exercices d’alerte, et comme dans toutes les auberges, ils avaient des réserves de provisions, de gaz-oil etc. Et ils ont eu un peu plus de temps que d’autres pour se préparer, la vague ayant touché d’abord la côte plus au nord à Ofunato, avant de saisir progressivement l’ensemble du littoral. Il n’empêche que eux aussi ont été surpris par la hauteur de l’eau qui, du fait de la configuration topographique, s’est enflée en pénétrant la crique et a dépassé les points de ralliement prévus en cas de tsunami. Elles nous racontent comment la vague n’en finissait pas de monter le long de la route, alors qu’ils se croyaient protégés sur les hauteurs. Ils se sont retrouvés totalement isolés, toutes les routes coupées alentour ; mais en attendant les secours, ils avaient de la nourriture et de quoi se chauffer ! Heureusement pour eux, car il s’est mis à neiger juste après le tremblement de terre…

 

25 août 2011

 

Ishinomaki. Cette grosse ville de 160 000 habitants, port de pêche réputé (la baleine…), a beaucoup souffert. Une semaine après le tsunami, le maire de la ville recensait encore 10 000 personnes manquant à l’appel. Et aujourd’hui, sous un ciel redevenu gris et brumeux, le paysage apocalyptique nous laisse vraiment sans voix. Nous verrons d’autres villes encore plus meurtries, mais, est-ce la lumière, est-ce l’étendue de la dévastation, pour la première fois j’ai vraiment le sentiment d’être face à un paysage de guerre ? Ruines, boue noire effaçant encore l’emplacement de certaines rues, cargo jeté au bord des maisons, carcasses de voitures oubliées, digues rompues… Le travail de déblaiement qu’il reste à faire semble encore énorme ; et pourtant les gigantesques monticules de débris que l’on voit s’aligner tout le long de la digue principale disent déjà le travail accompli. Le problème, c’est qu’on ne sait plus quoi en faire. Ici et ailleurs. Dans un premier temps, solidarité et compassion obligent, 572 municipalités s’étaient proposées de recycler ces matériaux. Depuis que des analyses ont montré que certains d’entre eux pouvaient être radioactifs —pour avoir notamment dérivé dans des eaux contaminées—, plus personne n’en veut… Le recyclage devra se faire sur place.

En contrebas de la route légèrement surélevée qui traverse toute cette partie côtière de la ville jusqu’au port principal, d’un côté, des petites entreprises et des petites industries, de l’autre les habitations des gens qui travaillaient dans ces mêmes entreprises. Rien n’a été épargné, mais beaucoup de locaux ou de maisons tiennent encore debout, et quelques personnes isolées vivent  à l’étage de leur habitation, malgré la fragilité des structures. Nous rencontrons deux bénévoles qui travaillent pour une Ong et qui arpentent les rues pour recenser ces habitants, “inconnus“ des services sociaux de la mairie, souvent trop âgés pour s’être fait connaître, et repliés sur eux-mêmes, sombrant pour beaucoup d’entre eux dans la dépression. L’Ong leur offre aussi, dans une maison qui a été retapée, un coffee-room où ils peuvent échapper à la solitude et au silence.

Recensement, Ishinomaki © Thierry Girard 2011

 

Et s’il paraît extraordinaire qu’au bout de cinq mois, les services sociaux de la ville n’aient toujours pas recensés précisément ces habitants isolés et fassent appel pour cela à des gens extérieurs, il faut considérer, à leur décharge, que les services municipaux de la plupart de ces villes gravement touchées par le tsunami ont souvent été très désorganisés, parfois tout simplement parce qu’une bonne partie du personnel a disparu (ainsi, à Minamisanriku, sur 130 personnes présentes à la mairie au moment du tsunami, 10 seulement ont survécu, dont le maire Jin Sato). Manque de personnel, manque de moyens, on ne peut pas de toute façon effacer les marques d’une telle tragédie en simplement quelques mois. La reconstruction du Tohoku, c’est comme la reconstruction d’un pays après une guerre, cela demandera des années.

Ishinomaki © Thierry Girard 2011

 

Les Japonais ont bien reconstruit Hiroshima et Nagasaki… Sans oublier Tokyo, en partie détruite par le tremblement de terre de 1923, puis par les bombardements de 1945.

Mais la différence essentielle, c’est que les conséquences dans la durée de l’accident nucléaire de Fukushima-Daiichi, avec la présence d’une menace continue, ne vont guère générer l’installation et le développement de nouvelles industries ou de nouvelles activités dans la région. C’est évidemment la situation gravissime de la ville de Fukushima qui risque de dépérir à petits feux, mais même Sendai, à 80 km de la centrale, est concernée. Quand aux villes côtières, plus au Nord, dévastées par le tsunami, la question qui se pose, c’est : reconstruire, oui, mais où et comment ? D’où le gel actuel de toute reconstruction en de nombreux endroits en attendant que des décisions politiques soient prises. En outre, on ne peut pas reconstruire si les banques refusent d’investir et si les assurances refusent d’assurer.

Ishinomaki © Thierry Girard 2011

 

Pour les particuliers, la plupart d’entre eux qui n’ont pas d’autre terrain que celui sur lequel se trouvait leur maison, et ils n’ont pas les moyens d’en acquérir un autre —les gens touchent globalement une “compensation“ de 200 000 yens, soit 18 000 €, ce qui ne permet évidemment pas de reconstruire quoi que ce soit. Ils n’ont pas d’autre choix que de reconstruire malgré tout sur place (si on  les y autorise et s’ils le peuvent finacièrement), en prenant le risque de n’être pas assurés.

On ne peut pas non plus tout à fait reconstruire tel quel (choix des matériaux et des modes de construction) et sans une meilleure prise encompte des risques de tsunami majeur : augmentation des hauteurs de digues et circuits d’évacuation plus rapide par exemple—ainsi des centaines de gens ont été pris dans des embouteillages, abandonnant leurs voitures sur la route et courant désespérément devant la vague). Il faut aussi considérer que la récurrence d’un tel phénomène est quand même assez élevée : en 115 ans, ce sont trois tsunami d’une ampleur exceptionnelle qui ont déferlé sur cette côte.

 

26 août 2011

Minamisanriku. Désastre des désastres. La ville a été entièrement rasée par le tsunami. 95% de la ville a disparu. La mairie a été emportée. L’hôpital Shizugawa, dont la structure a résisté mais pas l’intérieur, a été dévasté jusqu’au quatrième étage. Une grande partie du personnel a pu se réfugier sur le toit (la vague a fait 16 m de hauteur ici !), mais 74 des 109 personnes hospitalisées n’ont pas pu être montées à temps. Béance terrible de l’entrée de l’hôpital. Comme la bouche éclatée d’une “gueule cassée”. Juste à l’entrée du hall, un autel comme on en voit un peu partout, mais qui est là à la hauteur de la tragédie. Des jouets d’enfant, petites voitures, poupées, posés sur l’autel, bien sûr…

Hall de l'hôpital Shizugawa, Minamisanriku © Thierry Girard 2011

 Pendant que je photographie dans les étages, très récemment nettoyés (il ne reste plus rien à part un gros bateau de pêche sur la terrasse arrière du second étage !), des gens ne cessent de venir se recueillir, se prosterner… et photographier ! L’hôpital est devenu un lieu de pélerinage emblématique. Un peu plus loin sur la digue éventrée qui ne retient plus l’eau de la marée haute, une inscription “ancienne“ et dérisoire : Gardons la mer propre !

Ostréiculteur au chômage, employé par la Préfecture pour nettoyer le paysage dévasté, Minamisanriku © Thierry Girard 2011


© Thierry Girard 2011 pour les textes et les photographies.


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